Échapper à l’oubli selon le film Testament de Denys Arcand  Ajouter une vignette


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Au-delà des propos satyriques du cinéaste à l’endroit des tristes dérives de notre société, les relations entre les hommes et les femmes constituent le sujet le plus profond du plus récent film de Denys Arcand, reçu par plusieurs comme une satire de la gauche identitaire.

L’amour au-delà de l’humour
Le film Testament de Denys Arcand a été reçu par plusieurs comme une satire de la gauche identitaire, dite woke. Toutefois, Arcand n’y ménage personne, puisque les nationalistes québécois, les journalistes, les politiciens, les vedettes populaires et les sportifs obsédés par leur santé y sont aussi tournés en dérision. L’humour, présent tout au long du film, n’est cependant que l’aspect le plus superficiel de celui-ci. Les images d’une grande beauté qu’il nous présente sont en effet porteuses d’une réflexion existentielle sérieuse et même grave. Un thème important du film est la tension entre les exigences de vérité de la mémoire historique et celles des revendications de justice pour les groupes opprimés. Je pense, quant à moi, que les relations entre les hommes et les femmes en sont le sujet le plus profond.

Tout d’abord, résumons le film. Attention! Je divulgâche ici la plupart des évènements importants du film. Jean-Michel Bouchard (Rémy Girard) un archiviste en semi-retraite qui vit dans un établissement pour personnes âgées assez cossu, déambule en observateur perplexe dans la société montréalaise du XXIe siècle qu’il ne reconnaît plus. Il se sent bousculé par le féminisme militant, les innovations terminologiques non genrées, mais plus généralement par un individualisme et un présentisme qui ont complètement rompu avec les traditions populaires et intellectuelles qui ont depuis des siècles donné un sens à la société québécoise et à la civilisation occidentale.

Jean-Michel Bouchard (Rémy Girard) se sent bousculé par le féminisme militant, les innovations terminologiques non genrées, mais plus généralement par un individualisme et un présentisme qui ont complètement rompu avec les traditions populaires.

Jean-Michel parvient malgré tout à jouir d’une vie tranquille faite de petits plaisirs et de rencontres hebdomadaires avec Flavie (Marie-Mai Bouchard), une jeune femme élégante et raffinée que le vieillard paie pour qu’elle l’écoute se plaindre de sa solitude en lui caressant les cheveux. Son quotidien et celui de Suzanne (Sophie Lorain), la directrice de son établissement, sont chamboulés par des militants pour les droits des Premières Nations qui sont indignés par une peinture datant du XIXe siècle qui orne un mur de l’établissement. L’œuvre, qui représente la rencontre de Jacques Cartier avec un groupe autochtone, enfreint de nombreuses normes de la rectitude politique régnant dans les milieux universitaires anglophones. Mise en demeure par la ministre de la Santé du Québec d’empêcher toute possibilité de scandale médiatique, Suzanne fait recouvrir l’œuvre de peinture blanche, ce qui soulève l’ire des milieux culturels et des nationalistes québécois.

Intrigué par Suzanne, Jean-Michel fait appel à une jeune collègue archiviste pour qu’elle fasse des recherches sur sa fille avec qui elle ne communique plus depuis des années, ignorant même la naissance de son petit-fils. Jean-Michel et Suzanne réussiront à sortir du maelstrom kafkaïen où ils s’enfoncent en découvrant qu’ils partagent des sentiments amoureux l’un pour l’autre. Le film se conclut sur Jean-Michel qui traverse un cimetière en poussant le landau du petit-fils de Suzanne, accompagné par celle-ci, dans une douce lumière d’automne.

Les femmes, actrices du nouveau monde
Hormis quelques exceptions, les femmes sont les actrices de l’intrigue, au propre comme au figuré. Qu’il s’agisse des féministes qui remportent tous les prix littéraires, des meneuses du groupe indigné par la peinture, des journalistes, de la ministre, de la cheffe de l’opposition, jusqu’à Suzanne la directrice, les femmes agissent et décident. Elles donnent le ton à la vie sociale, aussi bien dans la contestation que dans l’autorité, toutes deux pratiquées de façon aveugle et dogmatique. Les femmes sont aussi celles qui font preuve d’une intelligence et d’une force de caractère exceptionnelle. C’est le cas de Kanien Montour (Alex Rice), une historienne mohawk qui oppose une connaissance rigoureuse de l’histoire au discours idéologique des militants, de la collègue recherchiste et de la fille de Suzanne, une infirmière engagée dans un travail humanitaire dans le Grand Nord, auprès des Inuits. On apprendra que Suzanne elle-même s’est hissée jusqu’à son poste de directrice à force d’un travail acharné et de qualités personnelles exceptionnelles, malgré une origine sociale modeste et une scolarité déficiente. Le monde des femmes en est un d’absurdité bureaucratique et idéologique, mais aussi d’individualités fortes, rares, qui font preuve d’une humanité et d’une intelligence qui rendent le bonheur et le sens de la vie possibles.

Le monde des femmes en est un d’absurdité bureaucratique et idéologique, mais aussi d’individualités fortes

Le rôle de l’homme
Quel est le rôle de l’homme dans cette histoire? Celui d’être le médiateur entre la mère et la fille. L’homme est le pacificateur. Ce rôle est rendu possible par son attitude réaliste. Contrairement aux femmes qui sont politiquement et professionnellement ambitieuses, Jean-Michel a développé une sorte de virilité humble. En regardant de jeunes Mohawks jouer à la crosse, il se rappelle qu’il aimait pratiquer ce sport sans jamais être devenu très bon. Il a eu plusieurs relations avec des femmes au cours de sa vie non parce qu’il est un séducteur accompli, mais parce qu’il n’a jamais connu l’amour. Il a même fréquenté des prostituées. Il a pratiqué le métier d’archiviste sans reconnaissance particulière, à ce qu’on sache. L’une des premières scènes du film est celle où il reçoit un prix littéraire, dans la catégorie « Hommage à nos aînés », pour deux œuvres qu’il n’a pas écrites : on l’a confondu avec le dramaturge Michel-Marc Bouchard. Jean-Michel a passé toute sa vie à être moyen et à l’accepter.

Cette humilité est soutenue par sa profession : en tant qu’archiviste, il est un chercheur, il constate les faits avec objectivité et valorise la vérité pour elle-même. Cette attitude théorique ¾ au sens du spectateur contemplatif ¾ est sans doute ce qui lui permet de supporter avec une certaine sérénité le bouleversement civilisationnel qui chamboule tout autour de lui. Il profite malgré tout de la vie en jouissant de petits plaisirs, contrairement à Rodger (interprété par Denis Bouchard, hilarant) qui se tue à force d’excès de performances sportives et de régimes exigeants. Avec l’humilité et le réalisme du chercheur, c’est cet égoïsme rationnel, cet hédonisme sage, qui lui donne la capacité d’être un médiateur entre les femmes. N’avoir d’autre ambition que celle de jouir d’un bien-être simple lui permet d’être en retrait de la compétition pour l’excellence morale et professionnelle dans laquelle les femmes s’entredéchirent.

Jean-Michel devient graduellement conscient, au fil de l’intrigue, de la seule chose qui pourrait enrichir son petit bien-être individuel : l’amour. La même prise de conscience se produit du côté féminin, mais elle s’inscrit dans la tragédie. Deux personnages féminins ont vécu la perte de leur conjoint, décédé : l’amoureuse de Rodger, Nancy (Guylaine Tremblay, excessive à souhait), qui noie dans la malbouffe et l’alcool sa peine causée par la mort de son mari sportif, et Suzanne, qui, malgré (ou à cause de) la mort d’un son précédent conjoint, s’est investie corps et âme dans sa carrière. Suzanne est très lucide sur le rôle que jouait son conjoint : il était le pacificateur qui permettait à la mère et à la fille de se tolérer. Après la mort du père, Rosalie a quitté Suzanne et les deux femmes ne se sont plus reparlées pendant de longues années. Seule la rencontre de Jean-Michel permettra à la relation de la mère et de la fille de se renouer.

Les relations de compétition entre les femmes sont le moteur narratif du film, celui qui pose un problème. Il y a là un thème anthropologique très riche : les femmes sont à l’origine du nouveau monde, comme citoyennes et professionnelles, et elles sont aussi celles qui portent et transmettent la continuité, comme amoureuses et comme mères. La tension entre les femmes devient la nouvelle source de dynamisme social. Apaiser cette tension est le défi principal des nouvelles générations et c’est un défi que les femmes ne peuvent relever sans les hommes. La relation d’amour entre l’homme et la femme apporte la solution au problème de la compétition féminine.

On reprochera au film de présenter un portrait unidimensionnel qui laisse dans l’ombre les injustices et les violences que l’agressivité et les déraillements psychologiques masculins imposent encore à de trop nombreuses femmes. On pourrait aussi soulever le problème persistant des iniquités salariales entre les hommes et les femmes. Il me semble que le film d’Arcand ne nie pas cela. L’œuvre d’Arcand dans son ensemble est d’ailleurs une longue étude des défauts et des vices des humains en général et des hommes en particulier. Testament montre le monde urbain des professionnels aisés, des étudiants universitaires, des médias et des politiciens, monde dans lequel les femmes réussissent particulièrement bien. Il ne s’agit que d’une tranche de la réalité sociale, mais d’une tranche importante.

Le monde des femmes selon Emmanuel Todd
Les graves problèmes que vivent encore les femmes n’empêchent pas qu’elles aient aussi réalisé d’immenses progrès collectifs qui ont modifié le cours de l’histoire. L’arrivée massive des femmes sur marché du travail est en effet l’une des « révolutions majeures du XXe siècle [1]». Dans son ouvrage Où en sont-elles?, Emmanuel Todd montre que la situation des Françaises s’est améliorée au point de changer complètement leurs conditions de vie et leur place dans la société [2]. On peut penser que la situation des Québécoises et des Occidentales en général est comparable.

Todd montre bien que les progrès féministes n’ont pas touché également tous les groupes sociaux, mais surtout les classes moyennes.

L’accès à la contraception est un facteur important de cette évolution, qui donne aux femmes le plein contrôle sur leur propre corps et sur la reproduction humaine dans son ensemble. La transition démographique est pour Todd le fait majeur de l’histoire contemporaine : les femmes éduquées, couvertes par des droits individuels solides et qui ont accès à la contraception, font en moyenne peu d’enfants, ce qui modifie totalement la pyramide des âges des sociétés économiquement avancées et politiquement libérales. Plusieurs phénomènes sociologiques confirment que les rapports de force entre les hommes et les femmes évoluent à la faveur de celles-ci. Par exemple, la différence d’âge moyenne entre l’épouse et l’époux s’est réduite. Autre fait significatif : la majorité des décisions de divorce sont le fait des femmes. Ces faits sociaux qui paraîtront banals à plusieurs sont pourtant une inversion de tendances anthropologiques millénaires.

Cette inversion a lieu surtout dans nos économies de services, où un bon nombre de professions économiquement et socialement valorisées sont maintenant à majorité féminine ou en voit de l’être : éducation, psychologie, médecine, droit, etc. [3]. Ces professions sont porteuses d’une vision du monde et de valeurs qui correspondent en partie à ce qu’on appelle la « culture thérapeutique [4]», étudiée par le sociologue américain Philip Rieff. Le sociologue québécois Stéphane Kelly résume ainsi cette culture thérapeutique :

« Cette dernière s’est forgée dans des milieux sociaux restreints (bourgeoisie, élite culturelle) avant les années 1960, mais elle a depuis triomphé au point de devenir une espèce de pensée unique, diffusée par le système médical, les grands médias, les entreprises multinationales, l’industrie publicitaire, nos gouvernements et Hollywood. Cette culture diffuse de petites maximes aussi simples et efficaces qu’insignifiantes : " aujourd’hui, je me choisis ", " prends soin de toi ", " écoute ton corps ", " cause pour la cause ", " pourquoi souffrir ? "... »

L’idéologie thérapeutique n’est pas seulement le fait des femmes, mais elle va globalement dans le même sens que la morale féministe la plus répandue en ce moment. Ainsi, Todd attribue à l’influence croissante des femmes l’augmentation de la tolérance aux minorités sexuelles et aux immigrants. Il ne s’agit pas de dire que tout va bien pour les femmes, mais de constater que celles-ci sont collectivement de plus en plus influentes, au point de modifier la structure même de notre civilisation. C’est cela que décrit le film d’Arcand. Todd va jusqu’à parler de situation d’hégémonie culturelle gramscienne pour le féminisme. Sans aller jusque-là, on peut tout simplement constater avec Arcand que le féminisme a changé le monde. On ne peut nier que les luttes féministes séculaires ont porté de nombreux fruits et qu’elles continuent d’être intenses là où cela est encore nécessaire.

À ce sujet, une importante nuance doit être faite. Todd montre bien que les progrès féministes n’ont pas touché également tous les groupes sociaux, mais surtout les classes moyennes. Les choses sont différentes pour les femmes des classes sociales pauvres et dans les classes très aisées. Si les femmes sont très présentes dans les postes de professionnels et de cadres, elles le sont moins dans les postes de haute direction et à la tête des plus grandes fortunes. La situation des femmes est aussi moins bonne dans les secteurs où les travaux sont plus physiques et où les conditions de vie sont plus difficiles pour tous. La précarité, la pauvreté, l’instabilité familiale, les problèmes de santé physique et psychologique, etc., frappent beaucoup plus dans les groupes sociaux pauvres.  À l’autre extrême, les femmes ont encore trop souvent de la difficulté à atteindre les plus hautes sphères de l’économie et de l’État. Les principaux défis qui restent à relever par les féministes se situent donc tout en haut et tout en bas de l’échelle sociale. Cet aspect n’est pas du tout abordé dans le film : on voit une ministre, mais on ne voit pas le chef de l’exécutif, qu’on imagine plutôt être un premier ministre qu’une première ministre. Quant aux milieux pauvres, ils sont absents du récit. Cela dit, il s’agit d’un choix artistique qui n’empêche nullement de poursuivre une réflexion critique sur ce sujet.   

Renouveler l’alliance fondatrice de la vie
Le film d’Arcand se concentre sur la classe moyenne, celle où les femmes ont réalisé les gains les plus importants. Son message est que les femmes sont probablement plus douées que les hommes, en moyenne, pour exceller dans des professions dédiées aux soins, aux communications, à la recherche ou à l’administration publique. Le seul avantage de Jean-Michel est d’être plus doué pour le bonheur. On entrevoit d’ailleurs le conjoint de Rosalie, la fille de Suzanne, qui semble très heureux de s’occuper seul du bébé pendant que sa conjointe est au loin pour un travail humanitaire. Les progrès des femmes sont l’occasion pour les hommes de profiter des joies de nouveaux rôles sociaux, surtout celles d’une paternité réinventée.

Même si les progrès sociaux des femmes ne sont peut-être pas aussi grands que ce que Todd avance et ce qu’Arcand montre dans son film, l’essentiel est qu’Arcand présente une attitude masculine libre de tout ressentiment envers ces progrès, voire capable d’y trouver le bonheur et le désir de se réengager socialement pour les générations futures. Les nouvelles relations entre les hommes et les femmes, de même que les nouvelles identités de sexe ou de genre, ne font pas disparaître le fait biologique de la reproduction, qui enracine la condition humaine dans ce que Arendt a nommé la natalité. Arcand ne présente pas la biologie comme un déterminisme qui enchaîne l’homme et la femme à leurs corps, mais comme un fait auquel il faut réagir par des choix libres. Jean-Michel choisit de se consacrer à un enfant qui n’est pas le sien, tandis que Suzanne et sa fille acceptent dans leur vie des amoureux qui leur permettent d’être à la fois des mères et des professionnelles accomplies.

En un sens plus ancien, un testament est un engagement que l’on prend devant témoin. Jean-Michel est le témoin qui permet à Suzanne de se réengager comme mère et grand-mère. La famille éclatée peut se recomposer.

On objectera avec raison que beaucoup d’hommes sont, dans les classes moyennes, plutôt assoiffés de succès financiers et professionnels que d’amour filial. La morale d’Arcand est que ces hommes sont déjà largement battus par les femmes dans un jeu social dont les règles ont changé et qu’ils ont choisi un parcours de vie qui ne peut se terminer que dans le malheur et la solitude. Cette morale du sens de la vie se décline à rebours de l’étymologie du mot Testament. Au sens contemporain, il s’agit des dernières volontés, dans le sens le plus évident de ce mot dans le film. Chacun a besoin d’exprimer ses dernières volontés et souhaite que quelqu’un en garde un souvenir. Tout le film exprime cela sous la forme d’une contradiction pragmatique : Arcand nous montre la vie d’un homme qui se croit voué à l’oubli pour qu’on se souvienne de lui.  En un sens plus ancien, un testament est un engagement que l’on prend devant témoin. Jean-Michel est le témoin qui permet à Suzanne de se réengager comme mère et grand-mère. La famille éclatée peut se recomposer. Cela nous amène enfin au sens chrétien du testament comme alliance : la relation d’amour entre l’homme et la femme, le parent, l’enfant et le petit-enfant. Cette alliance rend possibles la filiation et la victoire contre la solitude et la mort. Elle est une constante absolue de la vie qui se maintient dans toute civilisation humaine.


[1] https://www.ledevoir.com/societe/206114/femmes-au-travail?

[2] Emmanuel Todd, Où en sont-elles?, Seuil, 2022

[3] Il est difficile de faire de telles généralisations sans commettre des erreurs de détails, mais les données de Statistiques Canada semblent confirmer le constat de Todd : https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action?pid=1410033502

Voir aussi : https://statistique.quebec.ca/vitrine/egalite/dimensions-egalite/travail/emplois-certaines-categories-professionnelles

[4] https://www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de/697515/le-devoir-de-philo-le-triomphe-de-la-culture-therapeutique

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La piété filiale selon Thomas d’Aquin: de la déférence envers les aînés à l’amitié politique  Ajouter une vignette


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Dans une société où la piété filiale se fait rare, seule la générosité naturelle des uns et la souffrance partagée des autres peut faire prendre conscience de la dette d’honneur et d’amour que les jeunes et les vieux ont les uns envers les autres.

Le vieillissement de la population pose des défis colossaux, tant sur le plan des ressources matérielles nécessaires aux personnes âgées que sur celui des relations humaines entre vieux et jeunes. On trouve chez Thomas d’Aquin une vertu dédiée aux bonnes relations entre les générations : la piété filiale, qui consiste à faire preuve de déférence envers les parents. Cette antique vertu que Thomas a empruntée à Cicéron est plus nécessaire que jamais, compte tenu de l’accroissement de la proportion de gens âgés.

La piété filiale consiste à faire preuve de déférence envers les parents qui nous ont donné la vie et l’éducation. Or l’enfant ne peut rien redonner qui s’approche tant soit peu de l’existence biologique et sociale qu’il a reçue de ses parents. La déférence consiste donc à offrir des honneurs qui témoignent de la grandeur du don reçu et le repayent par des sentiments sincères et un renforcement du statut social des donateurs. La piété est « conservatrice » : elle rend hommage aux anciens qui ont permis aux jeunes d’avoir un avenir.

La piété filiale présuppose un ordre social, une justice et un gouvernement exercé par des autorités compétentes et bienveillantes. La piété entretient l’affection entre les citoyens et envers les dirigeants. Elle consiste en devoirs moraux informels, subjectifs, qui viennent parfaire les devoirs légaux. On remplira ceux-ci non seulement par la conformité extérieure des actions, mais par une réelle sincérité.

L’État et l’économie qui pourvoient à de nombreux besoins et créent une infinité de désirs viennent brouiller et déplacer les relations de dépendance. L’individualisme et le culte de la jeunesse rendent difficile la pratique de la piété filiale. La disparition des formes de politesse les plus élémentaires la relègue aux oubliettes. Le règne de l’enfant roi va jusqu’à inverser la déférence : c’est maintenant l’enfant qui est honoré.

Pour Thomas, les vertus ne sont pas des conventions sociales, mais des aptitudes naturelles qui doivent être éduquées et perfectionnées par la raison. La déférence qui rend honneur aux parents est en fait une crainte devant la grandeur des parents dont l’enfant sent bien qu’il dépend entièrement. Il s’agit de la crainte filiale, la peur de perdre l’amour des parents.

L’épidémie d’angoisse que vit actuellement la jeunesse n’est-elle pas l’effet d’une accumulation de crainte filiale? L’angoisse de l’échec scolaire, plus répandu que jamais, est en bonne partie une crainte de décevoir les parents. N’est-ce pas le prix à payer par les jeunes pour ne pas savoir rendre ce qu’ils doivent à leurs parents? Les Tanguy qui restent chez leurs parents jusqu’à un âge de plus en plus avancé ne paient-ils pas le prix d’une dépendance qu’on refuse de reconnaître?

L’un des enseignements de Thomas sur la déférence est que l’inégalité du don, dans la dépendance familiale, suppose que le parent accepte la déférence qui lui est rendue comme étant suffisante à honorer la dette de l’enfant. Celui-ci accède graduellement au stade de l’indépendance en honorant ses dettes envers ses parents. Cela est impossible en termes d’actions et de dons matériels : l’enfant ne pourra jamais redonner autant qu’il a reçu. La dette ne peut être honorée que lorsque le parent considère la volonté sincère de redonner comme équivalente au don initial. Ce qui compte, c’est bien sûr l’intention.

Lorsque le parent considère l’intention exprimée dans l’honneur qui lui est rendu par son enfant, il accède à une relation d’intériorité dans laquelle la bonne volonté de chacun peut égaler celle de l’autre. Les parents sont devenus des amis. Pour Thomas, la déférence est compatible avec l’égalité de l’amitié. Des amis peuvent se la témoigner à tour de rôle.  Un enfant parvenu à cette relation d’égal à égal avec ses parents est devenu un adulte, un citoyen.

Le temps qui passe va toutefois réintroduire une inégalité : le parent va vieillir et passer graduellement de l’indépendance à la dépendance. L’enfant devenu grand peut devenir le donateur et le pourvoyeur, et le parent peut lui rendre honneur pour ce qu’il ne peut plus lui rendre matériellement. Ceux qu’on appelle les aidants naturels vivent aujourd’hui la piété filiale de cette façon lorsqu’ils s’occupent de leurs parents devenus vieux.

Cependant, les autres, les enfants rois qui n’ont pas appris à honorer leurs parents, sont incapables d’accéder à une relation d’égal à égal avec leurs parents et probablement avec qui que ce soit. Ils ont été en outre placés dans une relation de dépendance envers un État et une économie avec lesquels aucune relation personnelle n’est possible. Ils ne sont pas vraiment adultes. Lorsque la vigueur des parents décline dans une société d’adultes-enfants, la dépendance se généralise.

La piété est une vertu qui honore un ordre social qui préexiste aux nouvelles générations. Ses dysfonctionnements sont le fait d’un ordre social déliquescent. L’angoisse des jeunes provient peut-être non seulement de l’incapacité à être à la hauteur des dons reçus de leurs parents, mais aussi d’une incapacité à être la hauteur des dons reçus par leur entourage au sens large. Ces dons devraient entretenir l’amitié civique. L’humain n’est indépendant qu’en groupe. Être privé d’amitié civique revient à être seul face à des institutions privées et publiques toutes-puissantes. La perte du sens de la déférence plonge les jeunes aussi bien que les vieux dans l’angoisse de la solitude.

Il ne faut pas sous-estimer la persistance de la piété filiale chez de nombreuses personnes à qui des relations humaines saines et bienveillantes ont naturellement appris à honorer les autres, malgré le déclin de la civilité. Il est possible que bien des enfants-rois accèdent à la vie adulte et politique par un choc avec les duretés de la vie qui les fera tomber de leur trône. L’appel à l’aide de ceux que l’âge a forcés à faire preuve d’humilité peut aussi provoquer un sursaut de générosité.

Dans une société où la piété filiale se fait rare, seule la générosité naturelle des uns et la souffrance partagée des autres peut faire prendre conscience de la dette d’honneur et d’amour que les jeunes et les vieux ont les uns envers les autres. Le déclin de la déférence n’est toutefois que l’indice d’un problème plus grave: celui d’un ordre social et d’une justice qui ne tiennent pas compte des relations naturelles entre les générations.

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La souveraineté de l’État et la conscience nationale selon Edith Stein  Ajouter une vignette


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Édith Stein est une philosophe singulière autant par son itinéraire intellectuel que par sa vie qui s’est conclue dans l’horreur d’Auschwitz. Un petit texte d’elle est peu connu et mérite qu’on s’y arrête. Il s’agit de De l’État, publié en 1925, à l’époque où Stein appartenait encore pleinement au courant phénoménologique de Husserl. On découvre dans De l’État une analyse de la notion de souveraineté qui est selon Stein l’essence de l’État.

Une phénoménologie de l’État

Édith Stein est une philosophe singulière autant par son itinéraire intellectuel que par sa vie qui s’est conclue dans l’horreur d’Auschwitz. Son œuvre la plus connue est La science de la croix, dans laquelle elle élabore sa propre interprétation de la spiritualité de Jean de la Croix. Un petit texte d’elle est peu connu et mérite qu’on s’y arrête. Il s’agit de De l’État, publié en 1925, à l’époque où Stein appartenait encore pleinement au courant phénoménologique de Husserl. Outre ce grand maître, Stein emprunte dans cet ouvrage à Adolf Reinach, qui développa une phénoménologie du droit, et à Max Scheler, qui orienta la phénoménologie vers l’anthropologie et l’éthique. On découvre dans De l’État une analyse de la notion de souveraineté qui est selon Stein l’essence de l’État. Cette phénoménologie de l’État s’inscrit dans une conception originale de la communauté humaine. Pour Stein, l’État est à comprendre d’abord dans une ontologie qui décrit son être, avant toute considération juridique ou éthique.

Stein ne définit pas sa méthode dans De l’État. En consultant l’un des premiers ouvrages en français sur Édith Stein, De la phénoménologie à la science de la croix : l’itinéraire d’Édith Stein, publié par Reuben Guilead en 1974, nous apprenons qu’une ontologie de l’esprit est possible par la description de l’essence des diverses motivations humaines :

« Le parce que d’un certain comportement d’une certaine personne […] n’est pas causal, mais, comme l’a dit Husserl, fondé dans les actes eux-mêmes, ou comme Edith Stein le formule, il s’agit d’une connexion de sens. La motivation signifie donc un système de lois de la raison auquel tous les actes spirituels sont soumis, le penser ainsi que le vouloir ou le sentir. Cela explique pourquoi il n’y a pas seulement une science apriorique de la logique, mais également une axiologie, une éthique et une pratique aprioriques [1]. »

Les lois a priori de la raison qui régissent les connexions de sens de tous les actes psychiques sont des essences qui fondent l’être de ceux-ci. La description de ces essences (ou eïdos) est comme un « enfoncement » (Versenkung) dans le psychisme humain. À la suite de Husserl, Stein pratique la description eidétique, qui consiste à faire varier une idée dans son esprit pour en dégager les constituants nécessaires. Merleau-Ponty décrit ainsi comment cela s’applique à la sociologie: il faut, selon Husserl, suspendre les faits linguistiques et historiques pour décrire les relations d’idées présentes dans la conscience. Ces relations idéales constituent l’ensemble des possibles dont chaque évènement temporel constitue une actualisation partielle.  La conscience a priori de ces possibles permet d’évaluer philosophiquement les faits concrets [2].

Guilead montre comment Stein a appliqué cette méthode à l’étude des fondements des sciences humaines et de la personne humaine comme être qui ne se réduit pas à un mécanisme causal, mais dont les actes volontaires prennent sens et réalité par la liberté qui les initie et les idées qui les guident. Il y a pour Stein des structures invariables qui rendent notre vie psychique réelle et porteuse de sens. La notion d’État se trouve au sein de cette vie psychique, comme l’une des multiples interactions possibles entre les personnes.

Formes diverses de la vie collective

Stein cherche l’essence de l’État, une « caractéristique exhaustive » de celui-ci[3]. Il faut trouver ce qui n’appartient qu’à l’État et ce qui définit complètement celui-ci. Il ne doit donc pas être confondu avec n’importe quelle forme de groupe ou d’association humaine. Stein distingue ainsi plusieurs phénomènes humains où des individus vivent ensemble. Il y a notamment la masse, puis la communauté, la société et aussi l’État. D’entrée de jeu, précisons qu’il peut y avoir des sociétés sans État et qu’il peut y avoir des États qui se fondent sur différents types de groupes ou d’associations. L’essence de l’État inclut donc une distinction avec chacun des autres types de groupe humain, mais aussi la possibilité de s’ajouter à l’un ou l’autre d’entre eux.

La masse est le groupe humain le plus élémentaire. Il s’agit d’individus qui interagissent parce qu’ils sont ensemble, sans le vouloir et sans en prendre conscience. La masse se forme dès qu’il y a interaction entre individus et se dissout dès que ces interactions cessent.

La communauté est un groupe humain durable et animé d’une vie commune, d’une âme qui lui confère une personnalité. La communauté est le groupe humain qui ressemble le plus à l’État, parce qu’il dure et qu’il a une unité propre. Nous verrons toutefois que la souveraineté appartient en propre à l’État, mais non à la communauté. Une collectivité devient une société lorsqu’elle prend une forme explicitement instituée, délibérée. La société est le résultat d’un accord entre individus. C’est l’association humaine que privilégient les théories contractualistes qui remontent à Hobbes. Selon Stein, la relation entre l’État et la société est toutefois loin d’être essentielle, contrairement à ce que soutient le contractualisme. La réalité historique montre que la conquête militaire est un phénomène répandu dans lequel des États ne sont pas fondés sur des sociétés ¾ des associations libres ¾  mais sur la domination d’un groupe par un autre[4]. Par ailleurs, le développement des États et du droit procède souvent de pratiques communautaires préexistantes plutôt que de conventions délibérées. L’État peut donc être fondé aussi bien sur une ou des communautés que sur une société. La masse toutefois, est trop instable et éphémère pour servir de substrat à un État. La société, elle, peut durer, mais elle n’a pas d’unité intrinsèque.

Contrairement à la masse, l’État est une association qui dure et qui a une objectivité qui dépasse la coexistence des individus. Contrairement à la société, l’État est une union authentique qui dépasse la somme des individus. Durée et unité se retrouvent simultanément dans l’État et la communauté, mais non dans la masse et la société. Nous voyons que la communauté et l’État sont pour Stein les formes les plus authentiques de la vie commune. Tous deux impliquent quelque chose qui dépasse les volontés individuelles et qui dure. Mais qu’est-ce qui les distingue? La communauté est une association entre individus dans laquelle il y a un véritable être ensemble. La communauté est l’association humaine la plus authentique et la plus riche. Une caractéristique de la communauté est qu’elle existe en une multiplicité de grandeurs qui vont de la famille à l’humanité entière. Les communautés qui sont des parties de l’humanité doivent interagir et plusieurs d’entre elles sont soumises à d’autres. Souvent, une communauté plus large dirige une communauté plus étroite. Dans le cas de l’humanité, c’est plutôt l’ensemble qui est fonction des parties qui le composent. L’essence de la communauté inclut la possibilité d’une multiplicité de relation à d’autres communautés : une communauté peut être englobée ou englobante, être dominée ou dominante et être tout de même ce qu’elle est [5]. Comme nous le verrons, l’essence de l’État exclut cette multiplicité de tailles et de relations.

L’essence de l’État : la souveraineté

Stein soutient que le propre de l’État est d’avoir, contrairement à la communauté, des « limites d’affectabilité [6]. » Si ces limites sont franchies, l’État n’existe plus. Un État ne peut être « affecté » n’importe comment par d’autres associations. C’est-à-dire que Stein suit Aristote en faisant de l’État « un tout qui se suffit à lui-même. » L’autosuffisance est l’essence de l’État : ses relations avec d’autres entités ne doivent pas lui faire perdre cette autosuffisance. « L’État doit être son propre maître [7] […] » nous dit Stein. Un État qui n’est pas entièrement maître de lui-même n'est pas un État. Cela signifie que l’État est par définition une association souveraine. L’État ne peut avoir qu’un seul type de relation avec soi-même et avec d’autres groupes : l’autonomie complète.

L’État a comme spécificité d’être le milieu entre une communauté qui n’est qu’une partie de l’humanité et l’humanité complète : il est une partie de l’humanité qui est autonome [8]. Si tous les États du monde étaient soumis à un État universel, ceux-là seraient anéantis au profit de celui-ci. Si des groupes incorporés à un État, tels que des partis politiques ou des syndicats, peuvent influencer et modifier selon leur volonté cet État, celui-ci implose et l’anarchie règne [9]. Par nature, l’État est la cause première de ses actions et de ses lois. Avant d’avoir le monopole du pouvoir, l’État a le monopole du droit.

Certes, l’État se définit par le pouvoir, mais seulement dans la mesure où le pouvoir signifie la capacité de maintenir son autonomie. Il doit y avoir un pouvoir qui représente l’État dans son entier, qui agit et parle en son nom. L’État n’a de sens que s’il s’incarne dans des individus qui préservent son unité [10]. En suivant la même logique, l’État n’est souverain que si aucun pouvoir autre que le sien ne peut le contraindre. Le droit des gens, c’est-à-dire les droits universels de la personne, ne peut s’exercer que par une autolimitation du pouvoir de l’État par l’État lui-même [11]. Lorsqu’un État cède de son pouvoir et de son autorité juridique à un autre sans possibilité de les reprendre, il cesse d’exister. Lorsque des États cèdent des compétences à un corps politique en gardant la possibilité de les reprendre, ce corps est un mandataire de ces États, et non lui-même un État.

L’approche phénoménologique de Stein consiste à identifier l’essence d’un être et à cerner ensuite les conditions par lesquels le devenir de cet être prend sens en étant conforme à son essence. Dans le cas de l’État, cela signifie que les actes de celui-ci doivent être conformes à la souveraineté, qui est son essence, pour avoir un sens. Ce sens de l’État par la souveraineté n’implique pas un pur réalisme du pouvoir. Il y a bien pour Stein des valeurs objectives et un droit a priori qui définissent le bien et le mal rationnellement, sans relativisme. Toutefois, le bien ne définit pas l’État comme tel : un État malfaisant est tout de même un État. Soulignons avec force que le bien et le mal n’ont de sens que pour les individus qui décident et agissent au nom de l’État : eux seuls sont doués de conscience et de responsabilité morale. L’État ne peut arbitrairement définir le bien et le mal, mais il est la seule activité humaine capable de légiférer. Il est l’autorité qui produit tout droit positif et toute législation. Que l’État se soumette au droit qu’il a lui-même produit est sa première obligation. Survient ensuite une contrainte pratique : les individus doivent reconnaître l’État pour que celui-ci ait la capacité de subsister et d’agir. Les valeurs et diverses normes idéales n’ont de validité pour l’État que par l’intermédiaire de ceux qui le représentent et de ceux qui le reconnaissent. Les conditions ultimes du sens de l’État sont donc sa conservation du monopole du pouvoir et de la reconnaissance des citoyens.

État et histoire : de la communauté à la nation

L’État n’a pas de conscience, mais la communauté, elle, en a une. Une communauté qui a une unité historique et culturelle est un peuple. Un peuple a une conscience de soi marquée par la subjectivité : sa conscience est spontanée, non maîtrisée. L’État n’est pas par essence un instrument spécifique au peuple, mais c’est avec lui qu’il joue pleinement son rôle anthropologique. Une communauté a une personnalité, une âme particulière qui lui donne un être propre, distinct des autres. L’État sert d’instrument de protection et de développement de la culture. L’État permet à un peuple non seulement d’avoir une façon d’être et une conscience particulière, mais de comprendre, apprécier et assumer librement le développement de cette culture par des lois et des institutions qui la protège et en assurent le développement futur. Un peuple accède ainsi au mode d’être de la nation. L’existence historique comme durée non seulement vécue, mais voulue s’ouvre alors à la communauté nationale.

Je cite ici un passage Edith Stein qui résume la relation de la nation et de l’État :

« Cette « autonomie culturelle » par laquelle se spécifie le peuple est un étrange reflet de la souveraineté spécifique de l’État, et en quelque sorte le fondement matériel de cette autonomie formelle. Cela apporte quelque clarté sur le rapport peuple-État : le peuple, en tant que « personnalité » douée d’une créativité propre, appelle une organisation qui lui assure de vivre selon ses propres lois. L’État comme entité sociale ayant dans la plénitude de sa puissance son principe d’organisation, appelle une créativité susceptible de donner un contenu et une orientation à sa puissance d’organisation, et de lui conférer une légitimité interne [12]. »

L’État peut exister sans une nation, mais son existence perd alors une partie de son sens. Un peuple peut exister sans État, mais il n’est pas alors une nation libre. L’État trouve dans le peuple la vitalité et la conscience qui n’existent que dans les personnes concrètes. Cette relation entre l’État et le peuple peut prendre de multiples formes. Un État peut très bien avoir en son sein plusieurs peuples. Cet état de fait ne peut être durable que si l’État permet à chacun d’eux de se préserver, et que si les relations entre les peuples permettent une pleine reconnaissance de l’État par ceux-ci. Une communauté dominée par une autre au moyen de la puissance de l’État ne peut accéder au statut de nation, de la conscience de soi objective et libre. Elle tendra peut-être même à disparaître. Si une ou des communautés ne reconnaissent pas l’État, c’est ce dernier qui est menacé. Si l’association sur laquelle se fonde l’État est une société et non une communauté, l’État se réduit alors à un pouvoir exercé sur une somme d’individus. Cette association n’a ni personnalité ni conscience. On pourrait se demander si une société peut avoir une véritable culture et s’inscrire dans une histoire. Sans être commun et sans conscience, la société se réduit aux individus qui la composent. Sa culture et son histoire éclatent en une myriade de productions et d’actions individuelles éphémères.

L’État le plus stable est clairement l’État-nation. La pensée de Stein jette un éclairage intéressant sur le débat au sujet des nationalismes ethniques et civiques. Il n’y a, pour Stein, de nation que par le civisme de la pleine participation à un État. Tout nationalisme conséquent doit donc être civique. Si l’on entend par « ethnie » une culture communautaire, tout nationalisme doit aussi être « ethnique ». Puisque la culture est l’âme communautaire qui se projette et se sublime dans la nation grâce à l’État, le terme « nationalisme culturel » serait à la fois plus précis et moins sujet à des instrumentalisations xénophobes ou racistes [13]. En ce sens, tout nationalisme suppose une culture commune, tout nationalisme est « culturel ». Un nationalisme civique qui ferait fit de toute culture commune au profit d’une pluralité d’individu serait un nationalisme individualiste, ce qui contredit l’essence de la nation. On en revient ainsi au contractualisme qui fonde l’État sur une société d’individus, fondation possible, mais instable et incertaine.

Voici, pour résumer, un tableau qui représente les types de groupes humains selon Stein et ce que chacun rend possible :

Groupe

Durée

Unité

Personnalité

Autonomie

Capacité autonome de produire une culture

Conscience libre et réfléchie

Masse

non

non

non

non

non

non

Société

oui

non

non

non

non

non

Communauté

oui

oui

oui

non

non

non

Peuple

oui

oui

oui

non

oui

non

État

oui

oui

non

oui

non

non

Nation

oui

oui

oui

oui

oui

oui

Problèmes contemporains : fédéralisme et laïcité

Dans les années 30, Edith Stein a complètement embrassé la théologie pour développer une philosophie fondée sur la foi. Elle n’a pas poursuivi sa réflexion sur l’État. Si elle a repris ses réflexions anthropologiques, c’est pour les approfondir dans un sens religieux et même mystique. Béatifiée en 1987 et canonisée en 1998, Edith Stein est aujourd’hui pour les catholiques sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix [14]. Étrangement, sa canonisation a redonné un sens politique à sa vie. En la faisant copatronne de l’Europe avec sainte Brigitte de suède et sainte Catherine de Sienne, l’Église a voulu voir dans la vie et le martyre d’Edith Stein une inspiration pour une Europe tolérante, accueillante et fraternelle. Comme nous venons de le voir, l’œuvre d’Edith Stein la philosophe, la phénoménologue de la personne et des relations humaines, donne un rôle essentiel à l’État souverain et à la nation. Dans cet esprit, la quête de l’universel implique de prendre en compte la souveraineté des États-nationaux, à la fois dans leurs relations aux associations supranationales dont ils font partie et dans leurs relations à diverses communautés, dont les communautés religieuses. En ce sens, deux types de problèmes contemporains trouvent un éclairage grâce à la pensée politique d’Edith Stein : la question du fédéralisme et la question de la relation entre l’État et la religion.

Concernant le premier de ces deux problèmes, il faut se rendre à l’évidence : la conception steinienne de la souveraineté rend problématique a priori la notion même de fédération d’États. Une fédération de communautés ou de sociétés peut être un État, mais non une fédération d’États. Un « État d’États » est pour Stein une contradiction. L’Union européenne, par exemple, ne peut être qu’une association d’États souverains dont elle est le mandataire ou un véritable État européen qui annule la souveraineté de ses membres. Il n’y a pas d’entre-deux pour Stein. Dans le cas du Québec, cela signifie qu’un État québécois ne peut être digne de porter ce nom que dans un Québec souverain. La question de savoir si le Québec est une nation au sein du Canada revient à demander si l’État canadien permet à la communauté québécoise de développer sa culture jusqu’au stade de la conscience réfléchie de soi et de la liberté.

La question de la souveraineté du Québec se formule ainsi, dans le cadre de la pensée de Stein : si l’État canadien permet au Québec d’avoir une conscience nationale libre et réfléchie, alors le Québec peut être une nation au sein du Canada. Sa souveraineté n’est pas nécessaire, puisqu’il participe à celle du Canada. Sinon, le Québec ne peut devenir une nation qu’avec son propre État souverain. « Permettre d’avoir une conscience nationale » est ici à prendre au sens fort de « donner les moyens », « rendre effectivement possible », et non au sens d’une simple tolérance ou permission (« ne pas empêcher »). Je laisse ici la question ouverte, puisqu’on ne peut la résoudre qu’en quittant l’analyse phénoménologique pour plonger dans l’histoire et la science politique empirique.

À propos de la relation de la religion et de l’État, on peut d’abord remarquer qu’outre la nation, la religion est une forme que peut prendre une communauté pour ainsi atteindre une unité inaccessible à la société. La religion a longtemps été le fondement de relations communautaires stables. Il n’est pas étonnant que la question de ses relations avec l’État ressurgisse constamment. Si la fédération tente de surplomber l’État en lui superposant un analogon supranational, une religion peut tenter de surplomber l’État en lui superposant une autorité transcendante suprahumaine. Que nous dit Stein à ce sujet? Selon elle, l’État et la religion sont deux « sphères de puissance » complètement différentes [15]. Pour l’État, le croyant est toujours suspect d’une fidélité à une puissance rivale. Pour le croyant, l’État peut toujours sembler être l’Antéchrist.

La religion est pour Stein une réalité douée d’une valeur spirituelle autonome. L’État est quant à lui souverain en matière de droit. Aucune solution de principe ne permet d’éviter a priori les contradictions entre les prescriptions religieuses et les commandements de l’État. Seules des solutions pragmatiques peuvent être trouvées. Ainsi l’État ne doit pas restreindre la pratique religieuse au point de perdre la reconnaissance des citoyens. Il s’agit là non d’une norme universelle de droit, mais d’une question purement pratique : l’État doit s’assurer de l’adhésion d’une masse critique de citoyens, non de tous. L’État doit toutefois conserver sa pleine souveraineté face à la religion, sous peine de ne plus être véritablement un État. Il est intéressant de noter que Stein pose la question de la reconnaissance autrement qu’on ne le fait aujourd’hui le plus couramment : il ne s’agit pas, pour elle, de savoir comment et jusqu’où l’État doit reconnaître les convictions religieuses des citoyens, mais comment et jusqu’où les citoyens religieux peuvent reconnaître la souveraineté de l’État. Les notions de fédération et de religion posent donc toutes deux la question de savoir comment l’État peut entrer en relation avec des puissances autre que la sienne sans abdiquer sa souveraineté essentielle.

Entre essentialisme et pragmatisme : la recherche pratique de l’universel humain

Les questions des relations entre communautés, entre États, et entre l’État et la religion n’ont pas de solutions de principes, mais des solutions pragmatiques, parce qu’elle ne relève d’aucun a priori essentiel. Elles relèvent entièrement du devenir empirique et pratique des groupes humains. Ce pragmatisme n’est pas fondé sur un relativisme des valeurs, mais au contraire sur une notion très forte d’objectivité des valeurs : Stein reprend l’essentialisme de Husserl pour qui les essences ont une validité supra-temporelle et sont les corrélats d’une conscience transcendantale, une conscience parfaitement universelle, dégagée de tout élément empirique qui pourrait l’obscurcir ou la rendre variable. L’essentialisme des valeurs implique, dans la pratique, la conciliation d’un grand nombre de valeurs, au premier rang desquelles se trouve la valeur intrinsèque des personnes, ainsi que celles des communautés, nationales ou non.

L’anthropologie steinienne maintient la diversité des valeurs dans l’unité d’une conscience transcendantale qui embrasse l’ensemble de l’être. La rigueur de ses descriptions d’essence distingue clairement les groupes humains et les valeurs éthiques et juridiques, tout en éclairant leurs relations. Il en résulte toutefois un essentialisme difficilement compatible avec des réalités historiques qui se font dans l’action et dans le langage naturel. Ainsi, le mot nation est interprété de multiples façons dans différents contextes historiques et politiques. Or ces interprétations jouent un rôle pratique, un rôle historique réel, puisque la réalité politique se fait en bonne partie grâce au langage qui permet aux communautés de s’unir et de se projeter dans l’avenir.

Ainsi, les Québécois se conçoivent comme une nation depuis longtemps, même si un peuple qui n’est pas souverain n’est pas, pour Stein, une nation. L’essentialisme de Stein ne convaincra pas les Québécois ¾ ni les Catalans ou les Écossais ¾ qu’ils sont un peuple, mais non une nation au sens strict, puisqu’ils sont soumis à un État qui rejette la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes et les empêche d’avoir une liberté collective. Il y a là toutefois l’occasion de réfléchir à ce qui manque à une nation qui n’est pas souveraine. On peut soutenir, avec Stein, que la soumission d’une nation à un État qui n’est pas le sien lui fait perdre son sens, ou l’empêche d’en avoir véritablement un.

La phénoménologie doit être complétée par une herméneutique qui prend en compte l’histoire, l’évolution concrète du langage et de la culture. Surtout, l’approche théorique de Stein doit être repensée du point de vue d’une philosophie résolument pratique, qui considère non pas l’être comme vrai, mais l’être comme bien visé dans l’action. C’est-là la philosophie pratique dans la tradition aristotélico-thomiste. Il s’agit de se demander par quelles vertus, quelles lois, quel type de constitution une communauté peut se donner un État et devenir une nation qui prend part à l’histoire et enrichit l’humanité par la culture qui exprime sa personnalité.

La nécessité d’un dialogue de la phénoménologie et de la philosophie pratique a été reconnue par Husserl lui-même. Dans les années 30, le père de la phénoménologie a remis en question la rigidité de son approche transcendantale et de son essentialisme après avoir pris conscience des travaux ethnologiques et anthropologiques qui ont révélé que des peuples ont une conscience fondée sur un horizon temporel radicalement incompatible avec la temporalité linéaire de la conscience occidentale. La conscience pure est rattrapée par le temps et l’espace. Husserl n’a pas abandonné pour autant son approche phénoménologique, mais l’a repensée comme la tâche historique et civilisationnelle de concevoir et concrétiser l’idéal grec de l’humanité comme raison universelle. Merleau-Ponty résume ainsi le projet husserlien : « La raison comme appel et comme tâche, la “ raison latente ”, qu’il s’agit de transformer en elle-même et de faire venir à soi, devient le critère de la philosophie [16]. »

Toute essentialiste qu’elle soit, la conception de Stein de l’État-nation comme possibilité d’un développement culturel libre et d’une participation à l’histoire universelle est une contribution importante à la recherche d’une conception pratique de l’essence humaine telle que Husserl l’a appelé de ses vœux. Selon Reuben Guilead, Edith Stein considérait la phénoménologie comme « sa patrie [17]. » La notion d’esprit, qui traverse toute sa pensée, de la phénoménologie jusqu’à la théologie et à la mystique, implique pour Stein de toujours penser la personne humaine dans une relation du « fond de son cœur » à une vie et une intelligence qui la dépasse : l’esprit peut être celui d’une communauté, de l’humanité ou même celui de Dieu. C’est en ce sens qu’on peut lui rendre hommage en poursuivant la réflexion philosophique sur l’État comme réalisation d’une partie de l’essence humaine au sein des multiples formes de l’esprit humain. La fécondité perpétuelle du ventre d’où est sortie la haine en rampant, pour paraphraser Berthold Brecht [18], donne à la recherche des conditions politiques de la réalisation de l’essence humaine le caractère d’un devoir auquel nous ne pouvons pas désobéir sans que notre vie perde tout son sens.


[1] Reuben Guilead, De la phénoménologie à la science de la croix : l’itinéraire d’Édith Stein, Éditions Nauwelaerts, Louvain, 1974, - chapitre I, partie 2, b. - [édition numérique]

[2] Maurice Merleau Ponty, « Le philosophe et la sociologie », dans Œuvres, Quarto Gallimard, 2010, p. 1176-1177

[3] Edith Stein, De l’État, Cerf, 1989, p. 37

[4] Ibid., p. 39-40

[5] Bien qu’il puisse être très difficile pour une communauté englobée et dominée par une autre de survivre, ce n’est pas une impossibilité essentielle. Les communautés juives qui ont survécus pendant des siècles malgré les persécutions et que même le génocide nazi n’a pu anéantir complètement sont la preuve que cette survivance est une possibilité réelle, bien que fragile.

[6] Ibid., p. 42

[7] Ibid.

[8] Ibid., p. 41-42

[9] Ibid., p. 43

[10] Ibid., p. 44

[11] Ibid., p. 45

[12] Ibid., p. 52

[13] Stein emploie aussi la notion de « race », avec toutefois une certaine fluidité : une race se forme par la coexistence prolongée, par l’homogénéisation qui résulte d’intermariages entre des personnes d’origines diverses. Compte-tenu des dérives horribles auxquels le fanatisme de la race a donné lieu, dérives qui ont coûté à Stein son bien-être et sa vie, la notion de race devrait faire l’objet d’une analyse historique, biologique et critique qui dépasse le cadre de la phénoménologie.

[14] https://eglise.catholique.fr/actualites/anniversaire-fin-seconde-guerre-mondiale/492630-edith-stein-soeur-therese-benedicte-de-croix/

[15] Ibid., p. 171

[16] Maurice Merleau-Ponty, « Le philosophe et la sociologie », dans Œuvres, Quarto Gallimard, 2010, p. 1184

[17] Reuben Guilead, De la phénoménologie à la science de la croix : l’itinéraire d’Édith Stein, Éditions Nauwelaerts, Louvain, 1974, - conclusion - [édition numérique]

[18] On attribue souvent à Brecht la phrase « Le ventre est encore fécond, d’où est sorti la bête immonde. » Une traduction plus exacte de cette phrase serait plutôt « Le ventre est encore fécond, d’où c’est sorti en rampant. » Cette phrase est tirée de la pièce « La Résistible Ascension d'Arturo Ui. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Bête_immonde

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Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain  Ajouter une vignette


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Nous sommes entrés dans l’ère du capitalisme de la finitude. C’est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué, Essai sur le capitalisme de la finitude (XVI - XXI siècle), paru chez Flammarion au début 2025. Orain est économiste et historien. Il est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) en France.

Le capitalisme de la finitude est celui d’une compétition effrénée pour des ressources limitées, autant à cause du pouvoir des États qui les accaparent qu’à cause de leur raréfaction qui résulte de la dégradation de la nature, alors que la consommation augmente sans cesse. Selon Orain, notre époque voit la résurgence du capitalisme monopolistique, qui tend à la concentration des richesses plutôt qu’à leur circulation. L’ouvrage offre, je crois, une grille de lecture utile pour comprendre notre époque. C’est pourquoi je me propose d’en résumer ici les thèses et l’argumentation en faisant abstraction des aspects historiques, qui sont très riches, mais qui nous détournent quelque peu de la situation géopolitique instable que nous vivons en ce moment.

La fermeture des océans

Pour Orain, le fonctionnement de l’économie mondiale se dévoile d’abord et avant tout dans le rapport des États et des entreprises à la mer. Selon lui, le destin du libéralisme est lié à celui de la navigation maritime. En effet, le monde a connu deux grandes périodes de libre marché global, et toutes deux ont eu besoin de la liberté des mers pour prospérer, c’est-à-dire de la libre circulation des navires commerciaux partout dans le monde. Ces deux périodes sont la deuxième moitié du XXe siècle et la majeure partie du XIXe siècle. Auparavant, la liberté des mers a été assurée par l’hégémon britannique, durant la majeure partie du XIXe siècle. Depuis 1945, les États-Unis ont exercé une domination militaire sur l’ensemble des océans qui assurait cette liberté des mers. Bien qu’ils n’aient pas signé la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982, ils l’ont fait respecter après son adoption par d’autres États. Selon Orain, cette convention ne pouvait dépasser les bonnes intentions juridiques par son application par un hégémon naval, puisque la plupart de ses signataires n’ont pas de marine militaire pour le faire, tandis que les forces navales de ceux qui en ont sont incapables d’agir partout dans le monde. Aucun autre pays que les États-Unis ne pouvaient assurer son propre droit de naviguer partout dans le monde sans être arraisonné, encore moins celui des autres. Orain résume ainsi la puissance navale militaire des États-Unis : sept flottes prépositionnées, une dizaine de bases navales, un peu moins de 300 unités, dont 11 porte-avions, à travers le monde. Le budget annuel de cette marine est de 240 milliards de dollars (cinq fois le budget total de l’armée française). Cette puissance a culminé dans les années 1990.

Lorsqu’il n’y a pas de liberté des mers, le monde se divise en zones d’influences relativement fermées les unes aux autres. C’était le cas aux XVIIe et XVIIIe siècles, de même qu’entre la fin du XIXe siècle et 1945. L’absence d’une puissance dominante unique capable de mettre fin aux conflits armés entre rivaux avait alors pour résultat la division des océans en zones d’influences impériales sur lesquels ne pouvaient naviguer que ceux à qui le permettait chaque empire. La capacité de naviguer supposait donc celle d’exercer une puissance militaire impériale sur un territoire maritime donné. Durant ces deux périodes, la rivalité sans vainqueur entre puissances européennes menait chacune à se replier sur son propre empire pour en exploiter les ressources au maximum. Chacune imposait des tarifs aux biens étrangers pour favoriser ses propres producteurs. C’est-là le capitalisme monopolistique, dont nous constatons, selon Orain, le retour. Le blocage du trafic sur la mer Rouge par les rebelles Houtis est le signe d’un changement d’époque : les États-Unis ne sont plus capables d’exercer une domination mondiale sur les Océans et la Chine, qui a obtenu des rebelles une entente privilégiée, assure sa capacité à naviguer partout dans le monde soit par sa puissance militaire, soit par d’habiles négociations. La multiplication des actes de pirateries au cours des années 2000, de même que l’invasion des zones de pêches nationales par la Chine (incluses, avec les ressources pétrolières, dans les Zones économiques exclusives, ZEE) sont la preuve de l’incapacité des États-Unis à jouer le rôle d’hégémon naval.

Le commerce maritime militarisé

Le libre marché suppose la libre circulation des biens sur les mers. Ce vénérable moyen de transport qu’est le bateau est le seul à pouvoir transporter la masse colossale de biens que génère l’économie moderne. Aujourd’hui, 80% du volume des échanges mondiaux voyage par bateau. Le tonnage total de flotte international a presque doublé depuis 2010 et croit de 2 à 4% par année. À elle seule, la marine marchande chinoise a quintuplé depuis 2010. La taille des plus grands porte-conteneurs est passée de 200 mètres de long par 20 mètres de large en 1970 à 400 mètres de long par 61 mètres de large en 2019 [1]. Ces monstres ont une capacité de 22 000 « EVP » (unités équivalentes à un conteneur de 20 pieds). Si l’on mettait bout à bout tous ces conteneurs, ils formeraient une chaîne de 123 kilomètres de long!

Aussi bien Trump que la Chine s’inspirent d’un grand stratège américain du XIXe siècle, Alfred Mahan.  Orain résume deux « lois de Mahan » qui expliquent les stratégies les plus efficaces des empires monopolistiques.

La première loi dit ceci : trois faits expliquent l’histoire et la politique des peuples riverains, à savoir la production de biens, la navigation qui transportent ceux-ci et les colonies qui permettent la navigation. Cette loi dit essentiellement que l’économie se développe grâce à la navigation et que la navigation nécessite la possession d’un empire colonial. Voici maintenant la seconde loi : la marine militaire a son origine et sa finalité dans la marine marchande. Elle a pour but de la protéger, et elle provient essentiellement de celle-ci.

C’est dire qu’en fait une marine militaire est toujours d’abord une marine marchande à qui on a donné les moyens d’assurer sa propre sécurité pour que le commerce maritime ne soit pas entravé. Il n’y a pas de distinction nette entre la marine marchande et la marine militaire. Cela explique, selon Orain, que la marine chinoise a cru en proportion de sa production manufacturière (première loi) et que ses flottes militaires et commerciales sont de plus en plus intégrées les unes aux autres, ce qui porte à quatre le nombre de flottes chinoises dotées de capacités militaires : l’Armée populaire de libération, les garde-côtes, la milice de pêche et des transporteurs du même type que COSCO (China Ocean Shipping Company). Les navires commerciaux de COSCO participent maintenant à des exercices avec l’Armée populaire de libération. Certains de ses porte-conteneurs seraient maintenant équipés de lance-missiles. La Russie, Israël, l’Iran et les États-Unis auraient aussi des navires commerciaux ainsi équipés. Un colonel des US Marines, Mark Cancian, a écrit en 2020 un texte intitulé « Libérez les corsaires ! » dans lequel il propose de donner à des navires civils armés des « lettres de marque » les autorisant à attaquer des navires chinois pour limiter l’expansion de la marine chinoise. Il conclut le texte ainsi « […] en stratégie, comme ailleurs, tout ce qui est ancien sera à nouveau nouveau. » Un projet de loi allant en ce sens ce type a été rejeté par la Chambre des représentants américaine en 2022. Il semble toutefois que plusieurs pays soient tentés d’adopter ce genre de stratégie. Une puissance économique ne peut aujourd’hui se maintenir que grâce à une importante flotte commerciale et militaire. Or le développement d’une telle flotte demande non seulement des capacités matérielles de construction de bateaux, mais aussi la formation d’une culture maritime. La Chine l’a compris depuis longtemps. Les États-Unis, eux, accusent un retard de plus en plus grand à cet égard, tandis qu’un ancien hégémon, la Grande-Bretagne, voit ses capacités de développement naval freinées par le manque de relève dans ce domaine.

La concurrence, ennemie du capitalisme

Selon Orain le capitalisme a toujours oscillé entre deux options fondamentales : l’abondance et la puissance. La première s’obtient par le libre-échange, la seconde s’obtient par « un développement autocentré » qui donne la priorité à la production. Orain montre que la politique économique de Biden a choisi la deuxième option, soit donner la priorité à la production sur les consommateurs, autant par des investissements ciblés que par des tarifs. Il s’agirait là d’un idéal « autarcique » qui priorise la sécurité et qui, selon Orain, ne serait jamais loin d’une rhétorique belliqueuse. En Chine, le plan quinquennal de 2021 de Xi Jinping insisterait sur l’autosuffisance. L’idée commune aux États-Unis et à la Chine, de même qu’à l’extrême droite populiste et à la gauche souverainiste qui parlent toutes deux de rapatrier des emplois serait qu’« il n’y en aura pas pour tout le monde », c’est-à-dire que les ressources sont limitées. Chacun se tourne ainsi vers son territoire ou sa zone d’influence pour l’exploiter au maximum.

Contrairement à la théorie libre-échangiste encore promue par l’OMC, selon laquelle l’ouverture des marchés avantage toujours tout le monde, l’idée que les échanges internationaux sont un jeu à somme nulle s’impose de plus en plus. Ainsi, l’Allemagne défendait il y a quelques années encore le libre-échange, alors que cela profitait à ses exportations. Des voix s’y élèvent maintenant pour limiter le libre-échange, alors que ses exportations baissent, notamment parce que la Chine a acquis une bonne partie des technologies et du savoir-faire qui lui donnait un avantage [2]. L’Allemagne fait l’expérience du « choc chinois » que les États-Unis, la France et d’autres pays occidentaux ont vécu dans les années qui ont suivi l’entrée de la Chine dans l’OMC, en 2001. Le grand économiste Paul Krugman (prix Nobel d’économie en 2008) affirme maintenant que lui et les autres partisans du libre-échange se sont lourdement trompés à propos de la vague de libéralisation des années 1990-2000 : il en est résulté une hausse des inégalités, des destructions d’emplois et la « paix commerciale » promise ne s’est pas réalisée.

Les capitalistes forment ainsi des monopoles pour accroître leur force de négociation et leur emprise sur des marchés et des ressources. Orain présente une longue suite d’hommes d’États, d’économistes et d’entrepreneurs qui ont depuis des siècles défendu une telle approche. La liste, qui inclut entre autres le Cardinal de Richelieu et Jospeh Schumpeter, se termine avec Peter Thiel.

Le rejet de l’objectif de libre-échange pour celui de la puissance conduit à ce que Orain appelle un capitalisme de la finitude. Il est fondé sur l’idée que « l’union fait la force ». Les capitalistes forment ainsi des monopoles pour accroître leur force de négociation et leur emprise sur des marchés et des ressources. Orain présente une longue suite d’hommes d’États, d’économistes et d’entrepreneurs qui ont depuis des siècles défendu une telle approche. La liste, qui inclut entre autres le Cardinal de Richelieu et Jospeh Schumpeter, se termine avec Peter Thiel, entrepreneur germano-américain qui a fait fortune avec le numérique et le big data, et qui est notamment le mentor de l’actuel vice-président des États-Unis, J.D. Vance. Dans son livre de 2014 De zéro à un, comment construire le futur (Zero to One: Notes on Startups, or How to Build the Future), Thiel développe l’idée que le capitalisme et la concurrence sont opposés. Seuls les monopoles sont selon lui des moteurs d’investissements et d’innovation, puisqu’ils sont à la fois mus puissamment par la perspective de profits immenses et dotés de moyens financiers énormes pour investir. Thiel promeut selon Orain une idéologie d’extrême droite antidémocratique et anticoncurrentielle qui vise à effacer la frontière entre l’État et les entreprises privées. Il s’agit d’abolir les lois antitrust pour que des monopoles privés puissent s’allier au Pentagone pour rivaliser avec l’État chinois, qui a lui-même recours à une telle alliance. Les lois européennes en matière de numérique et de réseaux sociaux seraient ainsi un obstacle à une politique de puissance essentielle pour se défendre contre la Chine. Thiel est ainsi celui qui définit le plus clairement le capitalisme de la finitude qui se structure comme une lutte du « nous » contre le « eux ». En lisant Orain, on ne peut s’empêcher de penser que, lorsque J.D. Vance a sermonné les États européens lors de la conférence de Munich au nom de la liberté, son intention était surtout de soutenir la liberté des grandes firmes du numérique et de l’intelligence artificielle contre toute réglementation étatique, suivant en cela les idées directrices de Thiel.

Le capitalisme contre le marché

Aux deux types de capitalisme correspondent selon Orain deux types de mondialisation. Morris Chang, ancien vice-président de Texas Instruments et fondateur de TSMC, fabricant taïwanais de puces électroniques, décrit ainsi les différences de fonctionnement de chacun : l’un oriente principalement le flux des marchandises par les mécanismes de marché libre, l’autre par des considérations stratégiques et politiques. Cette seconde mondialisation est celle du capitalisme de la finitude. Les instruments utilisés pour échapper au libre marché sont les échanges orientés entre pays amis ou vassaux, les monopoles et les cartels. Ces instruments sont encadrés par un système juridique approprié, soit des droits de douane, des chartes, des subventions et des interdictions, de même que par la coercition, qui peut aller jusqu’à la violence. Tout cela s’insère dans un système de « silos impériaux », dans lequel un État commerce prioritairement avec ses colonies ou ses amis. Ce système repose avant tout sur le droit et sur les forces navales : il s’agit toujours d’échanger sans frais dans une zone maritime militairement protégée. Ces silos ont entre autres pris la forme de « L’exclusif » (XVIe siècle) ou du « Pacte colonial » (XIXe siècle). Les principales puissances européennes ont toutes eu leur silo, suivis en cela par les États-Unis. Après des hauts et des bas, les silos impériaux européens se seraient reconstitués et renforcés à la faveur du protectionnisme des années 1930. Le GATT (1947), la décolonisation, puis l’OMC (1995) y ont mis fin. Orain constate toutefois, aujourd’hui « la mort clinique de l’OMC », suite à la première élection de Trump et à une poursuite dans le même sens par Biden, de même qu’une réduction des accords de libre-échange à des zones limitées. Le commerce mondial s’effectue désormais grâce à des accords bilatéraux. La vision économique des promoteurs du Brexit triomphe. La Chine va en ce sens en 2020 en signant le « Partenariat économique régional global » avec quinze pays d’Asie et du Pacifique, incluant l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Orain considère que cette entente constitue un véritable silo chinois. Les « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative (BRI) étendent quant à elle un autre silo, à l’ouest de la Chine, silo aussi bien maritime que terrestre, qui concerne 150 pays (!) Orain considère la Russie comme un vassal de la Chine, qui doit notamment l’approvisionner avec les terres rares de l’Ukraine.

Selon The Economist (2016), depuis 2008, il se produit aux États-Unis « l’une des plus grandes opérations de concentration de l’histoire de ce pays », aussi bien avec les GAFAM, Walmart, ou encore quelques géants qui se partagent des secteurs comme la viande, les sodas ou les produits et services pharmaceutiques et hospitaliers. Les États-Unis seraient en train de devenir une « autocratie économique ». La situation est similaire en Russie et en Inde. Seule l’Union européenne croit encore vivre dans un monde néo-libéral. Partout dans le monde, la croissance des monopoles mène à forme de commerce militarisé, sur le modèle des anciens convois maritimes armés. Les intérêts des États s’alignent sur ceux de leurs plus grandes compagnies privées. L’argent public est mis au service de celles-ci, qui en retour doivent favoriser la puissance des États. La quête de puissance du capitalisme de la finitude culmine ainsi dans une certaine fusion de l’économique et du politique : États et entreprises monopolistiques ont tellement besoin les uns des autres que la démarcation entre eux devient floue.

La souveraineté des marchands

En 2018, Zuckerberg déclarait ceci, dans un élan de sincérité : « À bien des égards, Facebook ressemble davantage à un gouvernement qu’à une entreprise traditionnelle ». Selon Orain certaines grandes entreprises sont devenues des « firmes souveraines » qui, plus elles sont étatiques, plus elles deviennent capables d’extraire des revenus de rente plutôt que de profit, c’est-à-dire d’un revenu obtenu sur la simple possession d’un patrimoine, sans qu’un travail ou une activité soit nécessaire.  Selon Orain, la firme souveraine a déjà existé dans le passé, et est généralement liée au « capitalisme d’entrepôt » dans lequel les marchands prennent le contrôle des chaînes de production. Le capitalisme d’entrepôt est constitutif du capitalisme de la finitude : les entrepôts deviennent les points centraux des empires, vers lesquels convergent les convois, c’est-à-dire les navires commerciaux armés ou protégés par les forces navales. Les constructions d’entrepôts géants en Europe (plus de 100 000 mètres carrés) se sont accélérées depuis. Le pouvoir des producteurs et des fabricants décroit, notamment face au géant Amazon. Cela est l’aboutissement du néo-libéralisme, qui se supprime ainsi lui-même du fait de la concentration du capital aux mains des marchands. Les tensions géopolitiques entre les silos (Chine et États-Unis) imposent une multiplication des entrepôts permettant à chaque empire de sécuriser son stockage.

La souveraineté éclate aujourd’hui, selon Orain. Les monopoles technologiques chinois et américains ont donné naissance à des « compagnies-États ». Le Département américain de la défense entretiendrait ainsi des liens étroits avec des agences de renseignements et des firmes de haute technologie privées. Par ses subventions, l’État américain a contribué à l’extension tentaculaire de ces entreprises. Les câbles sous-marins pour Internet, les satellites Starlink d’Elon Musk, les grands ports commerciaux sont autant d’infrastructures cruciales pour la puissance de l’État qui sont contrôlées par des entreprises privées. L’Union européenne en a pris note, et entretient maintenant une représentation diplomatique permanente dans la Silicon Valley, dont les firmes sont de facto devenues des acteurs géopolitiques avec lesquels il faut compter. Ces compagnies ne sont pas toujours alignées sur les États-Unis, puisqu’elles cherchent à conserver de bonnes relations d’affaires avec la Chine. Certains juristes parlent ainsi de « souveraineté fonctionnelle » pour ces entreprises, dont certaines interviennent même dans le domaine régalien par excellence, la guerre (interventions de Starlink et d’autres entreprises, comme Microsoft, dans la guerre en Ukraine, en faveur de celle-ci). Elles font les marchés elles-mêmes, y imposent un contrôle réglementaire et aspirent à remplacer de plus en plus de rôles gouvernementaux. Elles tendent ainsi à échapper de plus en plus au contrôle des États. Les revenus de rente leur donnent les moyens et les motifs d’être de moins en moins des marchands, et de plus en plus des entités priorisant le pouvoir, la souveraineté. Le droit et la force coercitive deviennent les principaux moyens d’augmenter leurs revenus par la gestion de leurs actifs (technologies, propriétés intellectuelles, immobilier, ressources naturelles, etc.) Orain reprend la définition de la rente donnée par le géographe Brett Christophers : « revenu tiré de la propriété, de la possession ou du contrôle d’actifs rares dans des conditions de concurrence limitée ou inexistante ».

L’éternel retour des empires « ressources »

Pour les trumpistes, les pays étrangers sont tous de mauvais gestionnaires de leurs ressources. Pour faire cesser le gaspillage et la sous-valorisation, il faudrait que les États-Unis en prennent le contrôle. C’est-là un vieux prétexte colonialiste. La fin du libre-échange mondial pousse les puissances à vouloir contrôler leurs sources de richesses entièrement, à commencer par les ressources naturelles.

Pour les trumpistes, les pays étrangers sont tous de mauvais gestionnaires de leurs ressources. Pour faire cesser le gaspillage et la sous-valorisation, il faudrait que les États-Unis en prennent le contrôle. C’est-là un vieux prétexte colonialiste. La fin du libre-échange mondial pousse les puissances à vouloir contrôler leurs sources de richesses entièrement, à commencer par les ressources naturelles.

Orain reprend du géographe Georg Borgström le concept de « superficies fantômes » (ghost acreage), soit, pour un pays donné, la superficie de terres agricoles qui serait nécessaire sur son territoire pour produire l’énergie alimentaire qu’il prélève ailleurs. À cause de la surconsommation, les superficies fantômes des pays riches s’agrandissent. Voilà sans doute la cause ultime du capitalisme de la finitude et de la lutte pour les zones maritimes nécessaire au transport des biens consommés. Une « ruée vers la terre » (land rush) ou « accaparement des terres » (land grab) se produit depuis une quinzaine d’années dans le monde. Des entreprises souvent basées dans des paradis fiscaux achètent des terres agricoles partout dans le monde. Les investisseurs seraient surtout originaires des États-Unis, de la Chine, des Émirats arabes unis, de Grande-Bretagne, du Brésil et de Malaisie. Les dix principaux pays visés seraient l’Indonésie, l’Ukraine, la Russie, le Brésil, la Papouasie, l’Argentine, les Philippines, l’Éthiopie, le Myanmar, le Sud-Soudan et le Ghana. Des compagnies chinoises, par exemple, acquièrent des chaînes complètes de production et de commerce agricoles, afin de les contrôler entièrement au bénéfice de la sécurité alimentaire de la Chine. De telles pratiques ont été qualifiée de « mercantilisme agrosécuritaire » et mènent à une véritable recolonisation. Plusieurs facteurs contribuent à intensifier ce processus : la variabilité de l’offre de produits agricoles en raison des changements climatiques, la stagnation et même la baisse des rendements agricoles en raison de la dégradation de la nature et la hausse de la consommation de protéines dans le monde. Il s’en suit une reprimarisation de pays comme le Brésil et l’Afrique du sud. La Chine a ainsi nui au secteur manufacturier de nombreux pays sud-américains en les inondant de produits textiles à bas prix. La course aux terres rares a le même effet sur de nombreux pays, incluant le Canada. Chaque bloc de puissance cherche à accaparer les ressources avant les autres.

Conclusion et discussion

La fermeture des océans est l’effet du retour du capitalisme monopolistique, qui est un capitalisme de la finitude. L’apparition de navires de commerce armés s’inscrit dans une intégration profonde du commerce maritime et de la puissance militaire, résumée par les deux lois de Mahan. Si on quitte un instant la navigation des océans pour celle du numérique, on découvre une idéologie libertarienne comme celle de Peter Thiel qui promeut la liberté des monopoles privés face aux États, qui est une liberté d’étouffer toute concurrence. Il en résulte une mondialisation des silos impériaux qui intègrent tous les processus économiques, de l’extraction des ressources, à leur transformation, leur transport et leur vente. Dans ces silos, les monopoles privés tendent à devenir des entités souveraines quasi étatiques qui s’allient avec des États souverains. Ces monopoles souverains sont engagés dans une recolonisation du monde, qui provoque un retour pour certains pays émergents à une économie primaire. Le capitalisme de la finitude est en définitive un « mercantilisme agrosécuritaire ».

Selon Orain, la quête d’autarcie économique est le motif dominant de notre époque. Je pense que l’une des grandes leçons à tirer de l’ouvrage de Orain est qu’aussi bien Biden que Trump ont poursuivi une politique plutôt monopolistique que libre-échangiste. Le caractère théâtral et franchement absurde des décisions de Trump en la matière est plutôt une tentative de donner une impression de nouveauté qu’une nouveauté réelle. La politique du premier mandat de Trump, poursuivie par Biden, et poussée à l’absurde dans le second mandat de Trump est à l’origine une réaction au dérèglement du libre-échange mondial par la Chine, qui n’a jamais hésité à mettre la puissance de son État stalinien au service de son économie, pour en retour augmenter sa puissance politique par sa richesse. La Chine a réussi à arraisonner le capitalisme mondial par la puissance de son État. Cet arraisonnement est plus difficile à réaliser pour les États démocratiques : ils sont moins de levier pour contrôler les monopoles privés, qui ne se privent pas d’entretenir un double jeu entre l’Occident et la Chine.

Selon Orain, les deux seules options rationnelles aujourd’hui, en Europe, sont soit une politique écologiste et de justice sociale « modérée », accompagnée d’un renforcement de l’Union européenne ou une politique écologiste « radicale ». Orain favorise la seconde. Il s’agirait de chercher l’autarcie par la réduction de la consommation, qui libèrerait les Européens de leur dépendance à l’étranger. Selon lui, l’extrême droite populiste ne comprend rien à l’économie : il lui faudrait plutôt, pour être cohérente avec ses prémisses nationalistes, renforcer l’intégration économique de l’Union européenne. Les États-nations, selon Orain, ne peuvent que devenir des vassaux des empires.  Pour lui, deux dichotomies épuisent l’ensemble des possibilités politiques : l’opposition entre le néolibéralisme et l’impérialisme xénophobe (Trump, Poutine, Le Pen), d’une part, et, d’autre part, celle entre un fédéralisme centralisateur dans l’Union européenne et l’écologie sociale. Le fait qu’il ne donne aucune précision sur la structure politique de cette option écologiste la rend peu crédible. Paradoxalement, Orain consacre tout un livre à la politisation de l’économie pour, en définitive, ignorer la politique elle-même et tout ce qu’elle rend possible. Il déclare en passant que le mode de vie occidental qui mène à la surconsommation, sans s’arrêter sur les mécanismes politiques qui rendent possible de telles constructions, qui ne sont certainement pas facile à déconstruire.

La voie qu’Orain juge non idéale, mais plus facile à réaliser est celle d’une intégration accrue de l’Union européenne et dont il formule ainsi les grandes lignes: intégration économique avancée, marine de guerre européenne, nationalisations, monopoles privés.  Ne faudrait-il pas parler d’impérialisme européen? Il est à peu près certain, toutefois, que cela ne se fera pas. En effet, les intérêts économiques des nations européennes sont trop diversifiés. Chaque pays défend ses intérêts et sa propre souveraineté. Il est difficile de convaincre les dirigeants d’un État d’affaiblir la machine de pouvoir qu’ils ont entre les mains. De plus, les peuples sont attachés à leur identité plus que jamais. Toutefois, si une armée européenne est une utopie, une « Europe hérisson », elle, est possible, pour reprendre une expression d’Hubert Védrine), c’est-à-dire une Europe des nations qui a retrouvé le sens de ses responsabilités en matière de défense [3]. Elle peut-être déjà en train de prendre forme, comme on le voit, en mars 2025, avec le nouveau plan de 800 milliards d’Euros de l’Union européenne pour la défense [4] et avec la rencontre de Paris réunissant une trentaine d’États qui s’est conclue par l’annonce d’une « force de réassurance » pour l’Ukraine [5].

Tout cela montre la réalité d’une voie oubliée par Orain : l’internationalisme, les alliances entre États-nations. Pour Orain, le « souverainisme » est le populisme d’extrême droite isolationniste. Associer le souverainisme à l’extrême droite est un lieu commun du néo-libéralisme que les gauchistes auraient tout intérêt à ne pas lui emprunter. En effet, le début du XXIe siècle n’est pas seulement celui du retour des empires, mais aussi celui du retour des nations, dont le nombre s’est multiplié après l’effondrement de l’Union soviétique. Or les États-nations ont besoin les uns des autres pour résister aux empires. Comme l’enseigne le sage Thucydide, il n’y a de justice qu’entre égaux. Cela veut dire, aujourd’hui, que les États-nations ne peuvent attendre de justice des empires, mais qu’ils peuvent en attendre d’autres États-nations. Cela est au moins possible dans certaines conditions, lorsque des échanges mutuellement bénéfiques sont possibles. L’écologie et l’humanitarisme n’ont d’avenir qu’à la condition que des États-nations nouent des alliances militaires et économiques qui leur permettent de demeurer souverains. La France, le Royaume-Uni sont les deux grandes nations à la fois démocratiques, riches et dotées de l’arme nucléaire. L’Allemagne et le Japon se réarment. Ces deux démocraties qui ont conservé leur puissance industrielle sont appelées à jouer un rôle névralgique pour que le monde libre soit capable de tenir tête aux empires.

Les nations démocratiques devront apprendre à nouer des alliances circonstancielles avec des États puissants, comme l’Inde et la Turquie, qui ont l’arme nucléaire et un relatif accès aux océans. Ce sont des puissances opportunistes, qui collaborent tantôt avec l’occident démocratique, et tantôt avec la Chine. On ne peut nouer avec elles des relations entièrement dignes de confiance, mais on peut à tout le moins être sûr qu’elles feront tout pour limiter assez la puissance des empires pour préserver leur propre autonomie. La collaboration entre les États-Unis, la France, l’Inde, le Japon et l’Australie et huit autres pays qui ont tenu ensemble en 2023 des exercices de leurs forces navales pour montrer leur capacité de faire face à la Chine est un bon exemple de ce que les nations peuvent faire pour conserver des voies maritimes relativement libres [6]. Si les États-Unis se désengagent de telles collaborations, les autres États peuvent les entretenir et même les intensifier. Il y a donc une alternative au libre-échange mondial et aux silos impériaux.

Des petites nations tentent de conserver ou d’acquérir leur souveraineté, ou simplement de continuer à exister : Taïwan, l’Ukraine, la Palestine, le Groenland, le Panama. Faire preuve de solidarité avec elles est en ce moment un test pour la justice : préserver des relations entre États souverains non fondés sur la force, mais sur le droit. L’idée de droit international ne peut subsister sans solidarité internationale. Le Canada est une de ces petites nations. Sa seule chance de survie est le droit, non la force. Il lui faudra retrouver la politique internationale qu’il a perdue depuis longtemps. L’ouvrage d’Orain permet de penser que les enjeux auxquels il fait face sont la protection de ses ressources contre les appropriations étrangères (Chine, USA), le contrôle de ses eaux territoriales et de ses voies navigables de même que de ses ressources énergétiques. Un tabou devrait être levé : celui de la nationalisation des secteurs stratégiques de l’économie. Quant au Québec, peut-il se fier au Canada pour le protéger et pour nouer les alliances internationales nécessaires pour résister à l’impérialisme? Le spectacle des petites nations prêtes à affronter toutes les tempêtes pour exister pourrait-il réveiller la conscience des Québécois à qui on demande d’abandonner leur souveraineté pour protéger celle du Canada?

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Montaigne : apprendre à être soi-même  Ajouter une vignette


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Avec Montaigne, l’éducation est un phénomène total qui se confond avec la vie humaine. Elle est donc loin de se limiter aux institutions ou aux processus formels d’apprentissage. Dans ce texte, je vous invite à réfléchir avec le grand humaniste français à la façon par laquelle l’écriture et la lecture nous apprennent à devenir nous-mêmes.

Être soi-même peut sembler facile. Mais le conformisme social, les nécessités de la vie qui captent notre attention, les mille et un divertissements qui nous soulagent momentanément du poids de notre existence nous éloignent de nous-mêmes. C’est pourquoi il faut lire et relire Montaigne. Il nous ramène à nous-mêmes. Il peignait sa vie dans ses Essais, disait-il, pour que nous pensions à la nôtre.

Montaigne est un personnage attachant, touchant, tant à cause de sa passion pour la diversité humaine, pour les cultures du monde, que par sa vie marquée par les guerres de religion, la maladie, et bien sûr son amitié avec La Boétie. Sa vie semble faire une avec ses écrits. Le thème humaniste du texte comme dialogue amical entre l’auteur et le lecteur s’incarne à la perfection dans Les Essais. En les lisant, on a l’impression de véritablement fréquenter un ami qui a bien des choses à nous dire.

Ce qu’il y a de plus salutaire chez Montaigne est peut-être son sens de l’humour qui relativise tout. Montaigne relativise la grandeur de saint Augustin, par exemple, en nous rappelant qu’un des arguments de ce dernier en faveur du libre arbitre est la capacité humaine à péter volontairement[1]. Le grand théologien n'est pas ainsi frappé de nullité, mais seulement remis à sa place parmi les humains. Nous apprendrons à nous découvrir nous-mêmes tels que nous sommes quand nous apprendrons à rire de nos lubies, de nos mesquineries qui nous rendent si ridicules.

Le réalisme ironique
Le rire de Montaigne est toutefois un rire qui conserve une bonne part de sérieux. On trouve en effet chez lui un réalisme qui fait justice à tous les aspects de la vie, des plus doux aux plus durs. Il en va ainsi de ses propos sur la guerre, sur la maladie, sur sa propre mort qui approche, et de sa complaisance à décrire ses diverses fonctions et dysfonctions organiques.

Il en va de même de ses fines analyses morales, qui n’omettent ni les passions les plus basses, ni les plus nobles. À ce sujet, Montaigne déclare ceci : « Ma foiblesse n’altere aulcunement les opinions que ie dois avoir de la force et vigueur de ceulx qui le meritent […] Rampant au limon de la terre, ie ne laisse pas de remarquer iusques dans les nues la haulteur inimitable d’aulcunes ames heroïques. [2]» [p.263] « Sur Caton le jeune », Essais I, XXXVII La dévaluation des actions vertueuses est elle-même le fruit pourri du vice qu’elle prétend déceler partout. Mais la poésie est là pour nous rappeler que la beauté et la vertu peuvent soulever en nous des émotions d’une pureté indicible. La grandeur humaine est au moins possible.

Or, nous dit en substance Montaigne dans son chapitre sur l’imagination, « les tesmoignages fabuleux, pourveu qu’ils soient possibles, servent comme les vrais [3]»: les récits même fictifs nous enseignent ce qui peut arriver. Le fatras d’anecdotes souvent absurdes et ridicules que Montaigne colporte peut donc susciter une ironie sceptique, nous rappeler que nous sommes ignorants, mais aussi indiquer un certain champ des possibilités humaines, en quoi consiste finalement « l’humaine condition ». Le réalisme ironique nous montre que même la vie ordinaire comporte une certaine grandeur, elle qui est porteuse de tous les possibles.

La science de Montaigne
L’ironie de Montaigne s’accompagne d’un sérieux si grand que l’on trouve dans Les Essais, selon Erich Auerbach, une véritable méthode scientifique. Cette méthode vise à la connaissance de soi-même par l’écriture, connaissance de soi qui est aussi une connaissance universelle de l’humain. La méthode scientifique de Montaigne est fondée sur l’indifférence à l’égard du monde – ne pas se mêler aux occupations communes du monde - et sur la description minutieuse de soi-même.

Pour une bonne part, cette description s’accompagne de commentaires littéraires et historiques. À l’origine, les Essais suivaient la forme des recueils de citations commentées, populaires au XVIe siècle. Mais les commentaires s’y allongèrent jusqu’à submerger les citations, pour finalement devenir prétextes à une foule de récits autobiographiques. On se découvre soi-même en lisant.

La méthode de Montaigne consiste en outre à tout décrire, de façon à donner un vaste portrait de lui-même, et à laisser le hasard guider l’accumulation de détails. Tout biais, toute intention d’influencer le propos dans un sens ou un autre s’en trouve ainsi paralysé, enseveli sous la masse des détails qui permettront au lecteur de se faire sa propre idée. L’enchevêtrement de détails et d’anecdotes, dont une bonne partie concerne sa vie la plus intime et la plus banale, permet à Montaigne de trouver l’universel au cœur du particulier.

En peignant le changement de sa vie, d’instant en instant, Montaigne montre l’écoulement du monde. En décrivant les diverses actions et réactions qui modifient sa vie, il dégage « la forme entière de l’humaine condition » que porte en soi chaque individu. En multipliant les essais de définition de soi-même, dont aucun ne suffit, il montre la perpétuelle incomplétude de la vie humaine. La banalité nous est commune. Elle nous révèle, tous autant que nous sommes, dans notre singularité.

Le dialogue amical
En se dressant dès l’enfance à « mirer sa vie dans celle d’autruy [4]» Montaigne apprend à connaître les autres à partir de sa connaissance de soi-même. Auerbach parle très justement d’une capacité à « étendre et à assouplir notre conscience ». Se reconnaître en autrui, ce n’est pas s’imposer à lui, lui imposer une idée de nous-même. C’est plutôt aller à la découverte, dans l’autre, d’aspects insoupçonnés de nous-mêmes. C’est sans doute même accepter de changer au contact de l’autre, et se reconnaître dans ce changement.

L’écriture et la lecture permettent la rencontre de soi dans l’autre. L’universalité humaine s’accomplit dans le texte. Montaigne invite son lecteur à apprendre penser à lui-même en lisant les Essais. Auberbach fait remarquer que l’écriture de Montaigne, pauvre en en liaisons syntaxiques et en conjonctions, se déploie « en un seul mouvement rythmique » (p.289) qui non-seulement donne vie et corps au texte, mais oblige en même temps le lecteur à une vigilance et un effort constant pour discerner la structure logique implicite du texte (p. 291).

C’est ainsi que, dans le déploiement vivant et simultané du texte et de la lecture, se produit la rencontre de Montaigne et de son lecteur, qui prennent ensemble conscience de leur singularité. Comment Montaigne, l’auteur, et moi, le lecteur, pouvons-nous ainsi nous rejoindre? Selon la formule célèbre de Montaigne : parce que c’est lui, parce que cest moi.

Le moi ne se révèle qu’à un autre moi, et la lecture du texte est le moment en retrait de la vie sociale qui offre le calme et la sécurité nécessaires à cette rencontre. Cette sécurité ne se trouve pas dans la solitude complète, mais dans la présence bienveillante que permet l’écriture : une présence qui ne s’impose pas, parce qu’elle est proportionnelle à celle qu’on y investit nous-mêmes.

Le corps et le naturel

Ce flot de l’écriture qui épouse le dynamisme de la vie et permet le surgissement de la présence est le naturel. Montaigne appelle naturel le geste rendu instinctif par l’habitude. L’archer atteint sa cible lorsqu’il accomplit son geste d’un seul élan. Toute réflexion, toute rationalisation ne pourrait que briser cet élan, introduire un doute, empêcher l’habitude de produire son effet. Le naturel est donc une innéité en partie acquise.

La notion de naturel chez Montaigne se situe dans le cadre d’une pensée de l’incarnation, au croisement d’Aristote, du « réalisme créaturel chrétien » et d’Augustin[5]. L’unité profonde de l’âme et du corps, de la pensée et du langage font que nous appartenons entièrement à la nature : « La vie est un mouvement materiel et corporel, nous dit Montaigne, action imparfaicte de sa propre essence, et desreglée; je m’emploie à la servir selon elle … [6]» Il faut servir la vie et son cours sinueux, dont le son sens est d’autant plus clair qu’il est impétueux.

Si le corps ne suit pas sa propre essence, c’est qu’il ne peut être conceptuellement circonscrit. Ses mouvements et son évolution peuvent toutefois être constatés dans le discours autobiographique. Le corps se révèle dans le langage. Le mouvement corporel est « desreglé », mais non démesuré. Le corps donne sa mesure à notre vie, si on sait l’écouter. Si on ne peut résister au désir de plaisir qui l’habite, le corps est aussi doué d’un « juste et modéré tempérament envers la volupté et la douleur [7]». Les excès ne viennent pas du corps lui-même, qui nous les fait sentir et qui en pâtit, mais plutôt d’obsessions d’une pensée détournée du réel, livrée à ses phantasmes.

Montaigne ne veut pas dire que ce que nous appelons aujourd’hui le corps, qui peut être connu objectivement par la biologie, serait l’entièreté de notre être. Ce corps objectif lui était inconnu. Montaigne parle plutôt de ce que Merleau-Ponty appellera le corps propre, à savoir la perception subjective de notre métabolisme et de nos capacités d’actions physiques dans le monde. C’est ce corps vécu, indistinctement biologique et psychologique, dont le bien être est la mesure de notre vie.

C’est tout autant le corps que l’âme qui écrit et lit les Essais. L’âme est un corps animé. De même, c’est dans le texte que les émotions et les pensées parviennent à la clarté. C’est même en partie en lui qu’elles se constituent dans toute leur plénitude. L’écriture s’accomplit selon le modèle chrétien de l’incarnation du verbe dans la chair. La pensée se fait chair dans le texte. Comme l’incarnation du Père dans le Fils, l’écriture a pour finalité la réconciliation. Celle de l’auteur et du lecteur. Celle, d’abord, de l’auteur avec lui-même.

Se connaître soi-même à la façon de Montaigne consiste tout simplement à laisser l’émotion surgir naturellement dans l’écriture et la lecture. À notre époque, cela est plus facile à dire qu’à faire. Une morale rigide pèse aujourd’hui sur le langage. L’obsession pour la pureté cache de sombres tourments. Qui veut faire l’ange, fait la bête, disait Pascal en s’inspirant de Montaigne.

Du naturel aux tourments de l’authenticité
Dans son ouvrage Être soi-même, Une autre histoire de la philosophie, Claude Romano montre comment la notion de naturel a évolué, d’Aristote, à la rhétorique de Cicéron jusqu’à Montaigne, en passant par de nombreux autres courants. Or Romano nous apprend également qu’une réaction critique à cette notion de naturel a une toute aussi longue histoire. Cette réaction remonte à la conception stoïcienne de la maîtrise de soi, qui substitue la liberté de l’acte volontaire à la spontanéité des passions.

Au fil de plusieurs mutations et d’un mariage avec le calvinisme, cette seconde conception a fini par triompher de la première, notamment chez Rousseau. Elle évoluera avec Kierkegaard, et prendra chez Heidegger le nom d’authenticité[8]. Or l’authenticité romantique et existentialiste est en quête d’une intériorité tellement pure qu’elle en devient difficilement compatible avec la matérialité du corps, et surtout avec la société dans laquelle l’être incarné évolue.

Les théories de l’authenticité souffrent, littéralement, de contradictions d’autant plus insolubles qu’elles sont consciemment approfondies par leurs auteurs. Rousseau, par exemple, publie dans ses grandes œuvres des analyses de la conscience intime qu’il voudrait tout à la fois détacher du regard des autres, et partager avec toute l’humanité. Pensons encore à Heidegger, dont le dasein doit sans cesse reconquérir son être pour la mort authentique qui tend à déchoir dans le bavardage, dans les on-dit. Ces contradictions impliquent la dialectique insoluble d’une ipséité, d’une identité particulière, qui ne peut exister sans relation à une communauté (la société, l’humanité) qui menace de la dissoudre dans l’extériorité et la banalité.

Les passions identitaires qui poussent les individus d’aujourd’hui à s’enfermer dans des catégories braquées les unes contre les autres me semblent être la version vulgaire, simplifiée à outrance, de la quête d’authenticité des grands penseurs tout juste évoqués. Il s’agit là en partie d’une réaction à une version tout aussi vulgaire du naturel corporel. Pendant des décennies, le libéralisme triomphant a promu un hédonisme et un égoïsme insoutenables. L’impulsivité ainsi valorisée est instrumentalisée par l’économie. Hors des cadres de celle-ci, elle mène à une liberté sauvage. C’est à la perte de sens et à l’incivilité généralisée auxquelles conduit le libéralisme que répond le mouvement actuel de moralisation de la société, en imposant de tristes parodies d’authenticité.

Nos conceptions tronquées de l’authenticité et du naturel nous empêchent d’être nous-mêmes, parce qu’elles nous empêchent de vraiment parler et écrire. Le moralisme de l’authenticité nous en empêche par rigidité idéologique. L’hédonisme libéral, par paresse et par bêtise. Les deux phénomènes ont beau être contradictoires, ils opèrent de concert. Le capitalisme intègre avec facilité la moralité de pacotille du bavardage identitaire à son arsenal marketing. Aux prises avec ces contradictions, l’individu contemporain souffre de confusion, au point de ne plus savoir qui il est.

Assumer nos contradictions en naturalisant l’art
La sagesse de Montaigne nous apprend que nous appartenons irréductiblement à un contexte culturel dont nous nous nourrissons comme de lait maternel. Les contradictions accumulées au fil des siècles par les traditions humaines sont constitutives de notre individualité la plus propre : « La raison humaine est une teincture infuse environ de pareil poids à toutes opinions et mœurs de quelque forme qu’elles soient ; infinie en matiere, infinie en diversité. [9]» Idiosyncrasie et mimétisme s’enchevêtrent dans notre spontanéité profonde. Toute tentative de rééducation de l’humain qui tente de faire abstraction du bagage culturel instillé en nous par l’histoire ne peut qu’échouer et nous faire violence.

Il ne s’agira donc pas d’éliminer l’aliénation inhérente à l’authenticité vulgaire et au libéralisme. Le naturel incarné n’est pas un idéal, c’est une façon d’épouser le cours des choses que Montaigne comparait à l’art d’aller à cheval en se laissant porter par l’animal.  Ce n’est pas le laisser-faire libéral, c’est un laisser-aller, un laisser être qui s’accomplit dans la culture, dans le langage : « Si j’étois du métier, je naturaliserois l’art autant comme ils artialisent la nature [10]». Naturaliser l’art, c’est rendre vivant tout ce qui est rigide, assouplir sa conscience pour trouver un sens au cœur même de l’aliénation.

Être soi-même : une question de style
Le naturel est une question du style, qui relève non de l’esthétique, mais de l’éthique, du mode de vie. Le style de Montaigne allie une négligence délibérée, une érudition foisonnante et désordonnée et une ironie réaliste. Ce style naturel a fait ses preuves. Grâce à lui, Montaigne fut capable d’accueillir et désamorcer des contradictions bien plus terribles que celles que nous vivons aujourd’hui. Montaigne montre comment on peut rester soi-même et vivre en paix dans un siècle troublé.

Les Essais contribuent à la généalogie du concept de naturel et d’authenticité. Ils jettent quelques lumières sur les contradictions qui nous habitent. Surtout, ils mettent en pratique la naturalisation de l’art, le style naturel. Montaigne permet de redécouvrir le corps comme mesure du discours, et le dialogue livresque comme langage incarné où des personnes sont présentes l’une à l’autre. Le livre libère et rassemble, tout à la fois. Être soi-même, c’est risquer une parole franche sans laquelle il n’y a pas d’amitié véritable.

Ce laissé-aller n’est pas animal, mais au contraire pleinement humain, car de part en part accompli au sein du langage et de la pensée. La fréquentation des grandes œuvres civilise les passions. Claude Romano montre bien dans son œuvre que la notion du naturel incarné, émanant du corps, va de pair avec la notion de grâce. C’est en laissant aller l’émotion, le geste et la parole dans un dialogue livresque que le soi parvient à être véritablement. Libérer le style, pour que surgisse la grâce.

 

Bibliographie

AUERBACH, Erich, « L’humaine condition », in Mimésis, La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Gallimard, 1968, pages 287 à 313

MONTAIGNE, Michel de, Essais, Tome I, Paris, Hector Bossange, 1828, 412 pages

MONTAIGNE, Michel de, Les Essais en français moderne, Gallimard, 2009, 1355 pages

ROMANO, Claude, Être soi-même, Une autre histoire de la philosophie, Gallimard, 2019, 765 pages


Notes

[1] Cité de Dieu, XIV, 24, cité par Montaigne dans Sur la force de l’imagination, I, XXI, p. 126 Je cite ici Les Essais en français moderne, Paris, Gallimard, 2009

[2] Je cite ici le texte original en vieux français. Montaigne, Michel de, « Sur Caton le jeune », Essais, Tome I, Chapitre XXXVI Paris, Hector Bossange, 1828, page 263. Dans les éditions modernes, il s’agit du chapitre XXXVII.

[3] Ibid., I, XX, p. 102 (éditions modernes : Essais I, XXI)

[4] Cité par Auerbach, Erich, Mimésis, Gallimard, 1968, p. 363 (Essais III, XIII)

[5] Ibid., p. 311

[6] Cité par Auerbach, ibid., p. 305 (Essais III, IX)

[7] Ibid.

[8] Il faudrait voir ce qu’il en est de l’authenticité chez Nietzsche, grand lecteur de Montaigne et apologiste du corps et de la nature.

[9] Montaigne, Michel de, « De la coustume, et de ne changer ayseement une loy receue », dans Essais, Tome I, Chapitre XXII Paris, Hector Bossange, 1828, page 105 (éditions modernes : I, XXIII)

[10] Cité dans Romano, Être soi-même, Une autre histoire de la philosophie, Gallimard, 2019, p. 275 (Essais III, V)

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Noël selon saint Thomas d'Aquin  Ajouter une vignette


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La nuit de Noël est le moment où le petit enfant qui se montre est encore le Dieu caché, bien au chaud dans la crèche, entouré de Marie, Joseph et des bergers. C’est le moment de l’intimité, de la famille et de l’amitié, où se révèle quelque chose de fragile qui doit ensuite être transmis au monde entier.

Comment comprendre Noël à la lumière de la pensée de Thomas d’Aquin? Je vais dans les lignes qui suivent résumer quelques idées glanées chez Thomas sur la naissance du Christ en tant que manifestation du Fils de Dieu.

Thomas a consacré un long passage de la dernière partie de sa Somme théologique à la vie du Christ. La Somme commence par un exposé sur Dieu, pour parvenir, après de longs exposés sur de multiples sujets allant de l’anthropologie aux charismes, à la notion d’incarnation dans la IIIe partie. C’est alors seulement, après l’exposé sur l’incarnation, qu’on trouve la section « Vie, mort et résurrection du Christ ». On y trouve la question 36 portant sur sa Manifestation du Christ à la naissance.

Cette question suit des questions portant sur la Bienheureuse Vierge Marie, sur la conception du Christ, et sur sa naissance d’un point de vue théologique, métaphysique et historique. La question de sa manifestation est plus simple, moins intellectuelle que ces dernières. Il s’agit en effet de comprendre comment le Christ naissant s’est montré aux hommes. C’est le moment pleinement sensible de l’incarnation.

Après la conception, qui est à proprement parler le moment de l’incarnation, le Christ entre dans la conscience et la vie humaine. Cette manifestation ne se produit pas seulement à Noël : Thomas prend aussi en considération l’Épiphanie, l’arrivée des mages treize jours après la naissance de Jésus, de même que, plus tard encore, l’exposition de Jésus au Temple. Toutefois, la nuit de Noël est le moment où cette manifestation commence, le moment où l’incarnation de Dieu se montre.

Thomas nous dit d’abord (art. 1) que le Christ ne devait pas se manifester à tous. Il cite Isaïe : « Vraiment, tu es un Dieu caché, Saint d’Israël, Sauveur (45,15). » Ce Dieu caché, c’est l’Enfant Jésus dans la crèche. Il fallait qu’il ne soit pas immédiatement connu de tous pour qu’il soit plus tard crucifié pour le salut de tous. Il fallait en outre qu’il soit pour la majorité des hommes un objet de foi, et non une réalité connue par la vue. Enfin, pour qu’on croie la pleine réalité de l’humanité du Christ, il fallait qu’il naisse et grandisse comme un humain normal. Pour que le Christ puisse être un objet de foi, il fallait cependant qu’il se manifeste au moins à quelques-uns (art. 2). La foi suppose des témoins qui fassent parvenir aux autres la connaissance qu’ils sont les seuls à avoir.

Thomas poursuit en affirmant que Dieu a choisi à qui le Christ s’est manifesté (art. 3). Or Dieu a voulu se manifester à toutes les catégories d’hommes. C’est pourquoi Jésus s’est montré à d’humbles bergers juifs, à de grands et nobles mages étrangers, païens, et comme tels pécheurs. Jésus est la pierre angulaire qui unit hommes et femmes, païens et juifs, esclaves et hommes libres. Le petit cercle de ceux à qui s’est montré l’Enfant Jésus a donc été choisi pour s’élargir progressivement à toute l’humanité par le partage de la foi.

En tant que Dieu incarné dans l’humain, le Christ devait se manifester à l’humanité non par lui-même, mais par d’autres (art. 4). Le Christ a ainsi « montré une naissance pareille à celle des faibles hommes », nous dit Thomas. Jésus ne devait pas accomplir de miracles trop rapidement, à la fois pour apparaître comme pleinement humain, et aussi pour ne pas être livré trop tôt à la croix par les envieux.

Dieu s’est manifesté de la meilleure façon qui soit (art. 5). Les bergers juifs, habitués aux anges, ont été menés par eux à l’Enfant Jésus. Les mages orientaux, habitués à observer les astres, ont reçu le signe d’une étoile extraordinaire. Thomas cite à ce propos saint Augustin, selon qui les païens qui suivent l’étoile de Noël sont eux-mêmes la multitude des étoiles qui représente la descendance d’Abraham non selon la chair, mais selon la fécondité céleste de la foi. Ainsi, chaque groupe humain reçoit un signe sensible adapté à ses habitudes et à ses capacités de compréhension.

L’ordre de ces manifestations (art. 6) annonce l’ordre par lequel le Christ sera connu de l’humanité : d’abord les « prémisses des Juifs », les simples bergers, puis « la plénitude des nations », les mages, et enfin la plénitude des Juifs, les justes dans le Temple. La nuit de Noël comme telle est spécifiquement le moment de la manifestation aux bergers, c’est-à-dire aux simples et aux humbles.

L’étoile qui a manifesté la naissance du Christ (art. 7) est selon Thomas, qui cite saint Augustin, « un astre nouveau apparu pour l’enfantement nouveau d’une vierge. » Si les mages n’étaient pas présents le soir de Noël, ils étaient cependant en route vers le Christ, en suivant une étoile merveilleuse (art. 8). Ils étaient ainsi inspirés par le Saint-Esprit. Thomas cite saint Jean Chrysostome, selon qui il fallait que les mages ne craignent pas Hérode, le roi présent, pour chercher « le Roi à venir » : « Ils n’avaient pas encore vu le Christ et déjà ils étaient prêts à mourir pour lui. »

La manifestation du Christ lors du premier Noël fut progressive. Elle rayonna d’abord doucement pour les bergers, témoins du nouveau-né. Elle se fit puissante dans une étoile qui attira les mages venus de très loin. Jésus se manifeste à chacun, selon la sensibilité qui lui est propre et selon la communauté de foi à laquelle il appartient.

Concluons par cette parole de Thomas : « Cette manifestation de la naissance du Christ fut comme les prémices de la manifestation plénière qui se produirait plus tard (art. 3, sol. 1). » Si la manifestation de la naissance du Christ s’étend jusqu’à l’Épiphanie et à l’exposition au Temple, la nuit de Noël est le moment où le petit enfant qui se montre est encore le Dieu caché, bien au chaud dans la crèche, entouré de Marie, Joseph et des bergers. C’est le moment de l’intimité, de la famille et de l’amitié, où se révèle quelque chose de fragile qui doit ensuite être transmis au monde entier.

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Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois  Ajouter une vignette


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Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu’une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l’humanité et pour la philosophie classique. Si Vance instrumentalise ainsi la pensée catholique, c’est que la grande culture a un prestige qui touche encore un grand nombre de gens. Si ce prestige ne peut être mise au service des vertus catholiques authentiques, il faut à tout le moins lutter contre ce qui est rien de moins qu’une trahison de ces vertus.

Le vice-président américain J.D Vance est souvent présenté comme celui qui tente de donner un contenu philosophique au trumpisme. L’auteur du livre à succès Hillbilly Elegy est non seulement un brillant diplômé en droit de Yale, c’est aussi un « transfuge de classe » qui a tenté de formuler un conservatisme enraciné à la fois dans les préoccupations des classes populaires américaines du XXIe siècle et dans un christianisme traditionnel. Il est douteux qu’il soit possible de donner des principes intelligents à la démagogie de Trump. Vance est toutefois un jeune politicien qui a réussi à devenir rapidement l’un des vice-présidents les plus influents depuis longtemps, comme on a pu le constater lors de son désormais célèbre discours de Munich et dans le rôle actif qu’il a joué dans la séance d’humiliation publique infligée à Zelensky. On peut donc s’attendre à ce que ses idées soient influentes encore longtemps. Il est donc avisé de chercher à les comprendre.

Une notion mise de l’avant par J.D. Vance résume bien son conservatisme populiste : l’ordo amoris. Cette référence à « l’ordre de l’amour », ou de la charité, est-elle l’expression d’une bienveillance sincère? Comme cette notion appartient à la pensée catholique classique, on peut y réfléchir à la lumière de deux de nos philosophes néothomistes québécois, Félicien Rousseau et Louis Lachance. Je propose ainsi de résumer brièvement comment J.D. Vance interprète la charité dans le sens du trumpisme et pourquoi le néothomisme québécois permet de jeter un regard critique sur cette interprétation. Comment rester muet alors que le vocabulaire thomiste, inconnu du grand public et voué à l’oubli pendant si longtemps, fait soudain un retour sur la scène publique mondiale pour justifier la politique de Trump?

Invoquer l’ordo amoris pour expulser des migrants

Dans une entrevue accordée à Fox news sur l’immigration, suivie par un commentaire sur les réseaux sociaux, Vance a fait référence à l’ordo amoris chrétien pour justifier la déportation de migrants illégaux [1] . Vance résume la chose à peu près ainsi : il faut d’abord prendre soin de nos proches, de nos concitoyens, avant de prendre soin des étrangers. Cela ne signifie pas, souligne-t-il, que l’on déteste les étrangers. L’extrême gauche, poursuit-il, inverse cet ordre : elle déteste ses propres concitoyens et veut prendre soin des étrangers en priorité [2]. Vance, lui, se contente-t-il d’aimer les siens ou ne considère-t-il pas que cet amour implique de détester les étrangers?

De prime abord, le propos de Vance est justifié. Comme il le dit bien, le simple bon sens permet de comprendre que les ressources de l’État doivent être allouées à ses propres citoyens avant les étrangers. Cependant, il ne s’agit pas pour lui de simplement prioriser les nationaux, mais de justifier une déportation présentée par son gouvernbement comme massive. En quoi est-il bien pour les citoyens américains de déporter massivement les immigrants illégaux? La rhétorique trumpiste les présente comme une menace. La charité justifierait la déportation des immigrants illégaux par amour de la vie et de la sécurité des nationaux. On se rappelle que, dans les deux débats télévisés de la campagne, Trump répétait inlassablement que les États-Unis seraient envahis par des immigrants tout droits sortis de prison et d’institutions psychiatriques étrangères, immigrants qui selon lui causent la mort d’un grand nombre de personnes et menacent de détruire les États-Unis. Le propos frappe autant par sa violence que par sa bêtise [3]. L’utilisation du concept d’ordo amoris par Vance vise-t-elle à corriger moindrement ces propos malveillants? Nullement. C’est pourquoi le Pape François a sévèrement critiqué la politique de déportation du gouvernement Trump-Vance [4] . Cette critique est fondée surtout sur les valeurs humanistes de la Bible et de la Doctrine sociale de l’Église. Le Saint-Père réclame que les États-Unis permettent aux immigrants illégaux de demeurer sur leur territoire malgré leur statut, au nom de la charité envers les plus fragiles.  Il reconnaît le droit de tout État démocratique de protéger sa population et de légiférer sur l’immigration, mais exhorte les gouvernants à le faire dans le respect de l’humanité des migrants.

L’ordo amoris selon Thomas d’Aquin

 Le concept d’ordo amoris remonte à Augustin et Thomas d’Aquin [5]. Pour le docteur angélique, la charité suit un ordre pour des raisons métaphysiques [6]. Citant Aristote, Thomas pose que le principe d’une série de choses détermine un ordre selon ce qui est plus ou moins proche de lui. Or les choses aimées ont pour principe « la béatitude en Dieu ». Tout amour vise ultimement le bonheur divin. Dieu est le principe qui donne un ordre à l’amour que nous avons pour les êtres. Cet ordre ne commence donc pas par soi-même, mais par Dieu. Il est vrai, toutefois, que l’individu vient en deuxième et que la suite est déterminée par la proximité plus ou moins grande avec lui : ses consanguins, ses concitoyens, puis les autres. Il faut surtout souligner que, si la charité envers soi-même et envers notre famille précède celle envers les étrangers, elle ne finit pas avec elle, puisqu’elle a son principe en Dieu dont l’amour est infini. Elle est donc clairement destinée à s’étendre au genre humain, y compris à ceux qui sont les moins aimables, soit les criminels et les pécheurs. L’utilisation que fait Vance de l’ordo amoris nie précisément l’ordre de la charité : celle-ci suppose un antérieur et un postérieur, et doit s’étendre progressivement, à l’infini. Cela justifie de s’occuper en priorité des nôtres, mais pas de se limiter à eux. Quant à savoir s’il faut déporter des gens, cela relève de la justice et de la prudence : sont-ils réellement dangereux? Ont-ils enfreint des lois? Invoquer l’amour de nos proches sur fond de paranoïas envers les étrangers est une rhétorique qui ne peut mener qu’à l’extrémisme.

Il est vrai toutefois que la charité, selon Thomas, n’annule pas la justice.  L’amour chrétien envers les criminels ne consiste pas à leur éviter la prison s’ils la méritent légalement, mais à leur porter un réconfort spirituel et à défendre leur humanité alors même qu’ils subissent leur peine. Il est fort gênant aujourd’hui de constater que pour Thomas, la justice peut impliquer la mise à mort. Mentionnons d’ailleurs que, selon le docteur angélique, cette peine doit être appliquée avec vigueur aux hérétiques [7]. Un Vice-président thomiste de stricte obédience qui s’en tiendrait à une conception médiévale de la vie ferait des ravages dans un pays protestant et devrait livrer au bûcher une bonne partie de son propre électorat. En fait, les immigrants catholiques, dont bon nombre de Sud-Américains, seraient vus par Thomas comme susceptibles de remettre les États-Unis dans le droit chemin de l’Église. À ce point de la réflexion, il devient évident qu’il est essentiel d’interpréter le thomisme en tenant compte de l’évolution des idées philosophiques et des connaissances scientifiques, comme le font les néothomistes québécois. Cette interprétation progressiste du thomisme permet notamment de concilier, comme nous le verrons dans la suite, le patriotisme et l’accueil bienveillant des étrangers.

La solidarité universelle selon Félicien Rousseau

Félicien Rousseau fait souvent référence à l’amour de soi dans son œuvre et au faut que la charité commence par soi-même, comme le dit Vance. Il en tire une conclusion diamétralement opposée à celle du Vice-président. L’amour, dit Rousseau, est enraciné dans nos tendances « les plus naturelles », soit le désir de vivre, de se nourrir et de pourvoir à nos besoins fondamentaux [8]. Ces besoins révèlent selon lui une interdépendance fondamentale entre les humains, qui ont besoin les uns des autres pour les satisfaire pleinement. L’amour de soi bien compris se prolonge naturellement dans l’altruisme. Si la satisfaction des besoins corporels s’accomplit dans une éducation aux vertus, elle deviendra le fondement d’une solidarité qui n’est pas seulement un « échange de bons procédés » et un « intérêt bien compris », mais une façon pour l’individu de s’accomplir pleinement en tant que personne dans ses relations avec ses semblables.

Félicien Rousseau tire une conclusion diamétralement opposée à celle du Vice-président. L’amour, dit Rousseau, est enraciné dans nos tendances « les plus naturelles », soit le désir de vivre, de se nourrir et de pourvoir à nos besoins fondamentaux. Ces besoins révèlent selon lui une interdépendance fondamentale entre les humains, qui ont besoin les uns des autres pour les satisfaire pleinement. L’amour de soi bien compris se prolonge naturellement dans l’altruisme.

Pour Rousseau, cette complémentarité entre l’amour de soi et la solidarité implique de prioriser la considération des plus pauvres et des plus fragiles. La vertu de tempérance est au fondement de la démocratie véritable parce qu’elle éduque à une certaine humilité : en prenant conscience de ses besoins fondamentaux, l’individu prend conscience de sa propre fragilité et de sa dépendance aux autres. Les « privilégiés » ne sont pas des êtres surhumains qui échappent à l’interdépendance, mais des chanceux qui jouissent de toute l’aide dont ils ont besoin. Le fait que cette aide soit souvent implicite, non reconnue, crée l’illusion de l’autosuffisance et relève de la pure ingratitude. Rousseau critique très durement l’orgueil et le triomphalisme des privilégiés. Ces critiques s’appliquent à la position de Vance. Ses exhortations à la solidarité humaine universelle concernent surtout l’aide internationale aux populations les plus pauvres, mais il ne fait pas de doute que sa conception de la loi naturelle implique bienveillance et accueil pour les migrants. Il irait sans doute dans le sens du Pape François, et même plus loin encore.

Selon Rousseau, la prise en compte de l’enracinement de la charité dans l’amour de soi ne mène pas à justifier une priorité du national sur l’international, mais une priorité de la satisfaction des besoins des plus pauvres sur celle des privilégiés. La non-satisfaction des besoins fondamentaux justifie selon lui un droit de révolte. Si cette révolte n’est juste qu’en étant non-violente, elle n’en justifie pas moins un droit de résistance, de même que l’expression d’une certaine colère et d’une certaine magnanimité. Chacun désire avec raison non seulement que ses besoins vitaux soient satisfaits, mais aussi un respect intégral de sa dignité humaine. La désobéissance civile non-violente, sur le modèle de Ghandi et M.L. King, est pour Rousseau une option parfaitement légitime pour défendre les droits fondamentaux des plus fragiles.

La complémentarité du nationalisme et de l’universalisme selon Louis Lachance 

Nous avons vu toutefois que l’ordo amoris implique effectivement une certaine valorisation de l’amour des proches, de la famille et des concitoyens, en priorité sur les étrangers. Si la charité doit s’étendre à tous, y compris aux immigrants illégaux, il n’en demeure pas moins qu’il faut d’abord pour chaque nation veiller d’abord à son propre bien commun. Pour le thomisme, le patriotisme peut se justifier par les vertus sociales de reconnaissance, au premier chef la piété filiale. Selon la vertu de la piété filiale, nous devons honorer nos concitoyens et nos ancêtres à qui nous devons la vie. Cette vertu va en quelque sorte à rebours de la charité, pour la compléter : le bienfaiteur donne la vie et un bien-être matériel à son bénéficiaire et celui-ci honore en retour le bienfaiteur. Selon la vertu de charité, nous devons aimer davantage ceux à qui nous faisons du bien que nos propres bienfaiteurs.

Louis Lachance a affronté ce problème dès les années 30 dans son ouvrage Nationalisme et religion. Lachance considère que la modernité qui déracine les gens impose de définir la nation moins par l’héritage traditionnel et davantage par la « justice sociale. » Cette justice ne relève pas pour Lachance d’un universalisme abstrait : chaque État adapte par sa prudence politique la loi naturelle à sa réalité géographique et historique.

Comment ne pas voir que la charité est ici complémentaire d’un nationalisme ouvert? Si des nationaux étendent leur charité à de nouveaux membres de leur société, ils les incluent dans leur amitié civique et les rendent redevables envers eux. Le fait que les immigrants travaillent et rendent des services essentiels est un partage d’amitié qui rend les citoyens de longue date tout aussi redevables envers eux. Malheureusement, la piété filiale s’enracine dans un sens de la tradition qui fait défaut aujourd’hui. Comment ne pas voir que la perte d’un sens de la gratitude envers leurs ancêtres nuit à ce que des citoyens en fasse preuve envers des nouveaux arrivants qui contribuent pourtant au bien commun? Comment exercer une vertu qui n’est ni apprise ni valorisée? Louis Lachance a affronté ce problème dès les années 30 dans son ouvrage Nationalisme et religion[9]. Dès cette époque qui était pourtant celle d’un certain conservatisme, Lachance considère que la modernité qui déracine les gens impose de définir la nation moins par l’héritage traditionnel et davantage par la « justice sociale. » Cette justice ne relève pas pour Lachance d’un universalisme abstrait : chaque État adapte par sa prudence politique la loi naturelle à sa réalité géographique et historique. Il s’agit donc pour les peuples de définir démocratiquement une justice qui convient à leur réalité nationale et à leur bien commun.

Le nationalisme ne doit pas être ethnique : des personnes de toutes origines peuvent devenir des citoyens et de bons patriotes. On acquiert une nationalité par le fait de se côtoyer et de participer à un héritage historique. Malgré le déracinement, l’histoire trouve une certaine continuité dans les institutions culturelles, techniques, scientifiques, et bien d’autres,  d’un peuple. Ces institutions constituent une part vitale de son bien commun. C’est en référence à elles que la justice sociale acquiert un sens concret. Elle joue ainsi un rôle crucial aussi bien pour les nationaux de vieille souche que pour les nouveaux arrivants. C’est donc par rapport à elle, de même que par d’autres aspects du bien commun, qu’une population doit définir démocratiquement ses lois en matière d’immigration. Louis Lachance montre bien que le bien commun politique est un bien concret, national, même s’il a toujours pour horizon le bien humain universel.

Défendre l’humanisme classique

La charité doit diriger la justice. C’est là un consensus pour les néothomistes et pour les l’Église, mais ce n’est pas un programme politique précis. Entre l’universalisme charitable du Pape François et de Rousseau et le nationalisme civique de Lachance, il y a plusieurs façons de concilier l’humanitarisme et le bien commun démocratique. Quoi faire? Quelle que soit la politique migratoire, elle doit respecter les droits humains. Elle doit aussi, respecter les principes démocratiques de l’État-nation, qui légitiment une limite au nombre de nouveaux arrivants à accueillir et les règles selon lesquelles cet accueil doit se faire. De ce point de vue, la politique migratoire de Trump-Vance est critiquable aussi bien du point de vue de la justice que de la charité. Les droits reconnus par les cours américaines ne sont pas respectés et les déportations sont accompagnées d’une propagande xénophobe qui dépeint les étrangers comme étant essentiellement des criminels dangereux [10]. Cette xénophobie est le prolongement d’un égoïsme nationale coupé de tout sentiment humanitaire, comme le montre les coupures drastiques dans l’aide humanitaire du gouvernement américain. Les propos de J.D. Vance ne sont somme toute qu’une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l’humanité et pour la philosophie classique. Si Vance instrumentalise ainsi la pensée catholique, c’est que la grande culture a un prestige qui touche encore un grand nombre de gens. Si ce prestige ne peut être mise au service des vertus catholiques authentiques, il faut à tout le moins lutter contre ce qui est rien de moins qu’une trahison de ces vertus.

 

[6] Somme théologique, IIa IIae, Q.26, « L’ordre de la charité ».

[7] Somme théologique, IIa IIae, Q.11, « L’hérésie », art. 3, « Doit-on tolérer les hérétiques? »

[8] Rousseau développe cette idée dès son premier ouvrage et la reprend dans la plupart de ses autres œuvres. Voir La croissance solidaire des droits de l’homme, Un retour aux sources de l’éthique, Montréal, Bellarmin, 1982.

[9] Nationalisme et religion, Ottawa, Collège Dominicain, 1936.

[10] La saga juridique concernant les expulsions n’est pas terminée, mais les appels de Trump à destituer le précédent juge et son insistance à déporter des gens en alléguant des crimes sans démontrer ceux-ci à la cour constituent en soi un manquement important au respect de l’État de droit. https://www.ledevoir.com/monde/etats-unis/856117/administration-trump-expulse-centaines-immigrants-malgre-ordre-juge?

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